Une lecture actuelle et actualisée d’un événement de l’histoire qui est devenu un mythe, et une réflexion sur l’instrumentalisation du passé.

Pour Jules Michelet le surnom « Martel » vient du Dieu nordique Thor dont l’attribut était un marteau. Si elle n’est pas vérifiée, cette hypothèse faite par un des plus célèbres historiens du XIXe siècle nous permet de percevoir l’influence que peut avoir le contexte dans lequel évolue l’historien au moment d’écrire l’histoire. Dans le cas de Michelet, c’est le contexte particulier de la fin du XIXe où l’anticléricalisme l’encourage à déchristianiser l’histoire, en se positionnant notamment contre les penseurs du début du XIXe siècle, et plus particulièrement contre Châteaubriand.  Des années plus tard, dans le Journal de Spirou, ce même Charles Martel, coiffé d’un casque flanqué d’une croix chrétienne, est cette fois-ci figuré en « défenseur de la civilisation chrétienne » à la tête de guerriers francs avançant au cri de « Vive la Bible et vive l’Occident ». Telles furent les fluctuations de la figure de Charles Martel tout au long de l’histoire mais surtout en fonction de ceux qui la disent.

Dans leur second ouvrage, William Blanc et Christophe Naudin, « historiens de garde »   , se posent une nouvelle fois en gardiens du passé, luttant contre une forme de retour d’une histoire identitaire mise en scène par des politiques ou des personnalités médiatiques. Les deux auteurs poursuivent leur objectif : la mise en lumière en forme de dénonciation d’une instrumentalisation du passé. Dans leur introduction, ils n’hésitent pas à affirmer leurs objectifs de réévaluation du passé. D’abord, réévaluer le « choc » qu’a pu constituer pour certains la bataille de Poitiers, en insistant sur des travaux récents et en accordant une large place au contexte et au temps long. Deuxième réévaluation : la bataille de Poitiers comme lieu de mémoire. C’est l’historiographie du personnage et de la bataille qui est ici analysée. « Charles Martel n’a pas toujours été acclamé comme un sauveur de la chrétienté »   . Enfin, à partir de la deuxième réévaluation, les auteurs entendent démontrer que Charles Martel n’a pas toujours été une figure de proue du courant nationaliste en France. Cette troisième réévaluation sonne comme une mise en garde face à l’utilisation nouvelle du personnage par des courants réactionnaires.


Les auteurs construisent leur démonstration en deux mouvements de longueur inégale, mais simples et cohérents. Après un avant-propos élogieux rédigé par l’historien Philippe Joutard, et une introduction rythmée et ancrée dans les questions politiques et géopolitiques actuelles – on lit notamment un long développement sur les thèses de Samuel Huntington   , la première partie de l’ouvrage s’attache à l’histoire même de la bataille de Poitiers. Après deux chapitres de contextualisation, la bataille est abordée dans le détail et surtout à partir d’extraits des sources. Si l’histoire est bien cet effort pour comprendre, il semble normal que les auteurs accordent une large place au contexte pour embrasser le temps plus long et bien comprendre les causes de la bataille qui a opposé les soldats arabo-berbères d’Abd al-Rahmân aux Francs menés par Charles Martel. Selon eux, « Charles Martel n’a pas arrêté les Arabes à Poitiers. Une invasion n’a probablement pas été évitée »   En réalité ils démontrent que le conflit n’a pas été continu. Ils précisent qu’après la bataille, « les pouvoirs franc, omeyyade ou simplement locaux (gouverneurs en sécession dans les Pyrénées d’un côté, Provençaux de l’autre) n’ont pas hésité à nouer des relations commerciales, diplomatiques, voire des alliances, où le facteur religieux n’a que peu d’importance. »  

Avec la deuxième partie intitulée « mémoire et mythe de la bataille de Poitiers », on entre dans le cœur du sujet et de la démonstration. Les 8 chapitres sont chronologiques et analysent l’utilisation de la figure de Charles Martel en fonction du contexte de chaque époque. Un exemple éloquent : le traitement accordé à Charles Martel par François Guizot dans son Histoire de France   . L’illustration qu’en donne Alphonse de Neuville (et qui illustre également cet article) démontre que le choix de dépeindre la prise du camp des Sarrasins par les troupes franques est une allusion directe à la prise de la smalah d’Abd el-Kader en 1843 dont la scène avait été peinte la même année par le fameux Horace Vernet. L’expérience coloniale est alors dans tous les esprits, et le procédé  met en lumière le fait que l’histoire peut parfois s’écrire avec le présent. Saint Augustin à la fin du IVe siècle ne parlait-il pas déjà du « présent des choses passées » quand des historiens comme Francois Hartog définiront des siècles plus tard la notion commode de « régime d’historicité » pour qualifier ce phénomène de porosité du temps ? Les auteurs analysent trois « poussées mémorielles »   au cours desquelles la victoire du maire du palais est présentée en des termes positifs. Il s’agit du début du XVIIe siècle où l’on compare Charles Martel aux premiers Bourbons, du XIXe siècle et enfin des quinze dernières années où cette bataille est utilisée pour déprécier les musulmans en donnant d’eux une image négative à travers le récit, la plupart du temps « tronqué », de la bataille de Poitiers.

Un des grands intérêts du livre repose sur son accessibilité et le soin porté à croiser des sources diverses et de toutes les époques. La bibliographie indicative commentée à la fin de l’ouvrage contient à la fois des manuels, des sources, des articles spécialisés et les noms des plus grands spécialistes, permettant à chacun de trouver son bonheur, selon son degré d’intérêt et de spécialisation.. On y trouve en outre des appendices, des documents commentés et un livret d’illustrations qui témoignent de l’importante documentation mobilisée. On pourrait cependant reprocher à ce livre ambitieux, simplement construit, clairement rédigé et très didactique un déséquilibre entre le traitement historique accordé à Charles Martel et les analyses historiographiques. Il s’agit surtout d’un ouvrage « d’histoire de l’histoire de Charles Martel et de la bataille de Poitiers ». En effet, c’est bien dans la seconde partie, que le talent des auteurs se déploie, dans cette élucidation et cette déconstruction du mythe identitaire de Charles Martel.

Finalement, comme le précise Philippe Joutard en introduction  « les deux auteurs nous ont donné une leçon de complexité.»   Car comme l’affirme Antoine Prost dans le texte de sa dernière leçon prononcée devant ses étudiants en 1998, texte qui conclue et prolonge ses 12 lumineuses et salvatrices leçons sur l’histoire, « L’histoire est travail pour humaniser l’humanité en chacun et en tous. Travail sans cesse recommencé et sans cesse nécessaire ; travail sans cesse repris sur des nouvelles bases, à partir de questions neuves. Mais travail sans lequel cette réalité fragile et émouvante que sont les hommes en société est guettée par une barbarie toujours possible. »

Cet ouvrage se révèle donc nécessaire dans le contexte politique et le climat intellectuel actuels et l’on peut espérer qu’il fera des émules. Car les instrumentalisations du passé les plus grossières semblent toujours devoir servir les projets idéologiques les plus sombres, et en réponse, l’histoire se doit d’être, aussi, une histoire « de combat »

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