Chaque semaine dans « Nation ? (chronique) », Maryse Emel présente des essais ou des œuvres, des intellectuels ou des artistes qui nous permettent de repenser nos manières de vivre ensemble au XXIe siècle. Cette semaine elle rend compte de School Shooting, un essai de Nathalie Paton qui donne à penser comment l’exigence de réalisation de soi devient cause de destruction du sujet, dans une démocratie qui en appelle de plus en plus à la participation.

 

La démocratie participative est posée comme un modèle prenant en compte l’individu dans son expression,  ce qui donne lieu de façon récurrente à la critique de la non-participation ou abstentionnisme, lors des élections. On ne cesse d’en appeler à la participation citoyenne des jeunes majeurs, partant du constat de sa défaillance chez les adultes. Il ne viendrait spontanément à l’idée de personne de remettre en cause ce qui est le fondement de la démocratie : la participation. Cette prise en considération de l’individu serait une réponse à la massification démocratique. Cependant, la culture participative, c’est aussi les réseaux sociaux, les sites et blogs du web… et le développement de l’individuation sous une autre forme. La participation démocratique se fait plus horizontale, réduisant ainsi les rapports hiérarchiques et verticaux traditionnels.  Deux modèles démocratiques se font dès lors concurrence : un modèle politique et un modèle qui se veut à la marge du premier.

Le rapport à la culture s’est vu ainsi modifié. Est apparue une « subculture » qui se présente comme plus subversive que la culture officielle. L’un de ses effets est le développement de faits de violence que les américains appellent « school shooting » : l'expression désigne ces faits de violence rares mais spectaculaires, commis à l’aide d’armes à feu par un ou deux anciens élèves de façon préméditée, où « l’institution et la hiérarchie scolaire sont prises pour cibles au hasard. »   . Le phénomène est né aux États-Unis, et son paroxysme est atteint à la suite de Columbine, dès la fin des années 90. Les scientifiques ont tenté d’expliquer  le phénomène à partir de causes psychologiques, sociologiques, culturelles ou historiques. Cependant,  son extension en dehors des États Unis a mis à mal certaines de ses interprétations. Ce qui est sûr c’est le surgissement d’une « subculture » associant en réseaux des fans de ces anti-héros. Comment comprendre ces actes de destruction des autres et de soi, cette volonté d’individuation rejetant la masse au nom d’une sélection naturelle des dominés ? Qui sont ces élus de la mort ? Cela n’est pas étranger aux actions terroristes djihadistes. Dans cet ouvrage, Nathalie Paton   cherche à comprendre les motivations et les moyens qui ont rendu possibles les actes de school shooting, mais aussi, plus largement les massacres d’individus choisis tout autant arbitrairement.

Les médias sont alors apparus très vite comme responsables du phénomène en tant que sources d’influence.

 

Consommation cinématographique et délinquance juvénile : la reproduction comme explication

 

Le constat du l’incitation mimétique des médias n’est pas nouveau. Dès les années 1920, des travaux montraient le lien entre le cinéma et la délinquance juvénile. De leur côté,  Freud et Einstein entretenaient une relation épistolaire, dès 1933, pour montrer l’influence du « papier imprimé » sur des hommes intelligents « pour expliquer les ressorts de la destruction et de la haine »   . C’est sur ce modèle qu’on a ramené les violences des années 1990 à un jeu d’imitation de contenus médiatiques ultra-violents, surtout chez les garçons. Cette certitude avait comme source la représentation d’un monde hyper-masculinisé où le garçon trouvait satisfaction dans cette violence. Quant à la presse elle aurait contribué, par ses récits détaillés des violences, à forger le tableau d’une jeunesse assoiffée de sang et sans morale. Le fondement de ces « images » était que les jeunes reproduisaient servilement ce qu’ils voyaient. Or ce n’est pas aussi mécanique que cela.

Les individus, depuis l’avènement des médias participatifs, ne peuvent plus être définis comme des consommateurs passifs de biens culturels. Ce ne sont plus de simples récepteurs. Ils créent eux aussi des biens culturels. On voit en ce foisonnement d’informations  la cause de la propagation de la violence. Dès lors, on est passé de la condamnation des médias à la dénonciation des internautes comme responsables de la diffusion des images de la violence. Là encore le présupposé est celui de la contagion par imitation. Or, la thèse défendue par Nathalie Paton est celle « de l’avènement d’une société du risque liée à une fragilisation des repères structurels et d’une responsabilité grandissante des individus ». Ainsi est mise en question la culture participative. Il ne s’agit plus de se demander ce que les médias nous font faire, mais ce que les individus font avec les médias. Quel sens donnent-ils à la participation ?

 

L’imitation comme choix d’une communication intentionnelle

 

Les divers travaux sur les réseaux sociaux parlent là encore d’incitation à l’imitation. Pourtant, note Nathalie Paton, si on regarde de près les vidéos ou autres sources produites par les auteurs de school shooting, on constate un souci de se présenter dans leur singularité et d’insister sur le fait qu’ils ne sont pas dépourvus de réflexion. Le but de leur usage des « paquets multimédia » est de travailler leur association aux actes des tueurs précédents, d’être reconnus comme auteurs d’un school shooting et d'en obtenir la notoriété à titre posthume. Ces paquets se composent de divers témoignages : lettre de suicide, autoportraits photographiques, enregistrements… On pourrait croire à un désir d’imitation. Il n’en est rien, écrit Nathalie Paton, ou du moins l’imitation doit être entendue dans le sens suivant : « l’imitation n’est pas à entendre comme une répétition passive mais comme le produit d’une stratégie de communication intentionnelle »   .

Sous la forme de récits explicatifs, les auteurs de school shootings restituent leur parcours de vie sur « le mode de la confession intime »   . Puis c’est sous des formes plus ou moins scénarisées, depuis « l’entraînement au  tir ». Le choix des vêtements insiste sur la volonté subversive que l’on pourrait identifier à un choix politique. Ils refusent de disparaître dans la culture de masse en cultivant leur singularité. Mais il n’y a là rien de politique, conclut Nathalie Paton. Cette « privatisation de l’espace public » a plutôt le sens d’une démarche identitaire de désir de reconnaissance, par l’instrumentalisation des médias participatifs.

 

Privatisation de l’espace public ou le paradoxe des médias participatifs.   

 

Ces groupes minoritaires manient très bien la communication. Leur discours prend ainsi de l’ampleur sur la toile, même s’ils sont peu nombreux. Relayés par la presse d’information officielle, ces faits divers se retrouvent « au cœur de la géographie de l’attention collective »   . Aussi Nathalie Paton voit-elle dans cette démarche un modèle que l’on retrouve chez les tueurs djihadistes. Les médias de l’information contribuent à ce bouleversement de l’expression de l’opinion publique, où le privé l’emporte par les jeux de la confession intime, et de l’intimidation pourrait-on ajouter. Si Internet a permis un élargissement de l’espace public, c’est par le renversement de l’information du haut vers le bas. Et si ceci permet d’échapper au contrôle des institutions et de mettre en place un espace de discussion, l’analyse que l’auteur fait de Youtube montre que l’indexation personnelle crée des réseaux qui « construisent les frontières d’un groupe de fans », parfois fascinés.  On ne cesse de déplorer la disparition du lien social. Or cette étude montre non pas une disparition, mais une recomposition, fondée sur l’intime.

 

Pourquoi un tel passage à la violence ?

 

L’identité ne relève plus d’un héritage. Faut-il noter dans ces propos de Nathalie Paton la mise à distance des travaux de Pierre Bourdieu ? « La distinction » ne relève plus d’une appartenance à un groupe culturel ou à une classe sociale. Les mutations sociales, le surgissement de nouvelles technologies  via internet appellent une nouvelle réflexion autour du lien social, si ce terme a encore un sens. Au cœur du problème se trouve l’injonction pour la jeunesse  à construire son projet social, la différence étant l’impératif de cet acte d’individuation. Les actes sont posés comme des choix libres, nullement déterminés culturellement. Pour les tueurs, si on lit de près leurs textes,  les individus choisissent leur rapport de domination. C’est ainsi qu’eux-mêmes se présentent  : de dominés dans leur passé, ils deviennent par cette mise en scène violente de soi, des êtres exceptionnels, aux opinions originales, des dominants. Au nom d’un discours darwiniste de la sélection naturelle, ils posent le meurtre d’autrui comme acte de domination. La violence apparaît comme la solution au suivisme de la masse. Nathalie Paton reprend à un article de Michel Wieviorka, publié en 2012, la figure de « l’anti-sujet » : « l’acteur met en œuvre le mal, la violence gratuite, la cruauté, la destruction », actes dans lesquels « le "sujet" ne considère pas ou plus autrui comme digne d’être sujet »   . La violence subie étant posée comme injuste, l’acteur du school shooting légitime une violence qui s’apparente à la vengeance. C’est par le recours à des méthodes illégitimes qu’il réussit son individuation. Il devient un héros pour une jeunesse porteuse de critiques à l’encontre des institutions, et notamment de l’école.

La mort, montrée par les médias, fait ressurgir le refoulé d’une nation construite autour du tabou de la mort. L’individualité a partie liée avec l’angoisse de la mort. Cette angoisse se redouble d’une autre : celle de ne pas réussir à se réaliser. Notre société ne cesse d’en appeler au déploiement de l’individualité. Or, les jeunes tueurs, tout en se disant différents, suivent ces impératifs et sont dès lors, paradoxalement, bien conformistes.  Faut-il alors lire dans leur propre mort l’échec de toute réelle construction de soi… à part dans la mort ? Prônant la distanciation sociale, ils ne sont que les serviteurs de l’ordre social qu’il rejettent. On peut, à ce titre, parler de tragédie

 

Nathalie Paton, School shooting. La violence à l'ère de YouTube 

Éditions MSH, 2015, Collection Interventions, 13 euros

 

 

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