Un gros son de guitare électrique façon pop synthétique. C’est ce que l’on pourrait être tenté de retenir de ce film à l’esthétique indé-amateur, quelque part entre Strip-Tease et Jean-Luc Delarue. Pourtant, au-delà de sa forme brute et basse définition, Pauline s’arrache se révèle être un formidable portrait de famille en crise, qui interroge plus largement la possibilité même de la co-habitation entre les êtres.

 

Le film d'Emilie Brisavoine se déploie à première vue comme un portrait stylisé d’adolescente, centré sur le quotidien banal et lénifiant d’une jeune fille en crise. Filmée sur le vif pendant plusieurs mois (deux ans peut-être) par une sœur-caméra dont on ne sait presque rien, Pauline est une fille assez commune de banlieue parisienne, qui écrit des textos, écoute de la musique, rechigne à faire ses devoirs, voit son copain et se dispute avec ses parents. Au début du film, Pauline voit sa jeune sœur quitter le foyer familial et se retrouve "seule" entre père et mère. Les relations se tendent. L’histoire est racontée sous la forme d’un conte de fées, les scènes de vie sont scandées d’intertitres naïfs typographiés à la manière de l'artiste Ben. Ce paratexte, qui apporte assez simplement une forme de distance ironique, gagne en cohérence si l’on se souvient, avec Bettelheim (Psychanalyse des contes de fées) de la dimension initiatique et psychologique du conte de fée appliqué à l’adolescence. Pauline..., récit d’une princesse enfermée en son château, s’inscrit pleinement dans cette filiation.

 

Cette approche formellement discordante et nasillarde contraste avec un autre portrait d’adolescence récent, Boyhood de Richard Linklater, qui célébrait en 2014 le temps de l’enfance reconstitué in extenso par les acteurs sur la longueur d'un tournage de douze ans. Ici, pas de "mise en scène" au sens classique du terme, mais une famille filmée sans filtre, dans ce qui se donne comme une prise de vues sans filtre. Le temps du film, plus court, permet de voir Pauline évoluer dans un environnement beaucoup plus critique que le paisible pavillon suburbain du film américain. Le caractère éminemment brut de l’image et du son, et du rapport au monde qui en découle, a quelque chose d’épuisant, de vampirisant, tant la famille que l’on nous montre peut se montrer violente, injuste parfois, égoïste souvent. Ça crie, ça se dispute, ça s’insulte. Les rapports sont directs, tendus, les mots fusent, la langue claque.

 

Au-delà du risque de l'écueil voyeuriste qui menace perpétuellement le film (dans sa façon d'évoquer les diverses formes de téléréalités, notamment), il faut reconnaitre que les relations familiales filmées ici sont d’une intensité rarement vue au cinéma, et que bien des fictions échouent à rendre de manière aussi complexe les tensions et contradictions d’une vie de famille. Les relations lentement distendues entre le père et la mère, le vieillissement des corps (exacerbé par un décalage d’âge entre la mère de Pauline et son père), le contrôle parental sur les enfants, l’affection et l’amour qui naissent de moments partagés, sont abordés en filigrane, comme une grande farandole de problèmes qui cernent Pauline au quotidien. Les rapports de forces sont comme inversés, et Pauline découvre tardivement le rôle social latent qu’elle endosse depuis des années, un rôle d’intercesseur, de lien social, d'enfant qui prend soin de ses parents. D’où le nœud inexprimé du film : si Pauline quitte le foyer, elle livre ses parents l’un à l’autre, les privant à la fois d’une raison de vivre et d’un exutoire…

 

Plus loin, le film touche en réalité à la question de la possibilité de la co-habitation d'êtres différents dans un même espace : la famille est vécue comme expérience de l’associable sociabilité des hommes, l’appartement comme lieu de contact forcé, d’affrontement et de retranchement. Les maux de Pauline, ses joies et ses crises de nerf, naissent de la coexistence « forcée » avec ses parents, que l’on sent à la fois indépassable et insurmontable. L'étroitesse de l’angle optique de la caméra, conjugué à l’exiguïté de l’appartement, renforcent le sentiment d’enfermement. Malgré quelques scènes d’extérieur, dans la rue ou le bus, le film se centre sur l’intimité de la chambre, d’un salon, d’un bout de couloir ; maigre territoire qui tourne vite au cauchemar. Tout le sujet du film, programmatiquement annoncé dans le titre, est de savoir si, quand et comment, Pauline quittera cet endroit, et à quel prix. L’arrachement dont il est question évoque une violence paradoxale, qui est celle que son départ fait subir à ses parents ("je me casse !"), mais aussi celle qu’elle s’inflige en quittant un univers certes chaotique, mais familier. Dès lors, dans ce Boyhood low-fi , la crise d’adolescence est moins le résultat d’un changement hormonal que la confrontation de perspectives bouchées, révélant le caractère fondamentalement épidermique du vivre-ensemble