Dans ce long entretien, Patrick Boucheron et Robin Corey reviennent sur les usages politiques de la peur.

Les évènements qui ont marqué l’actualité française et européenne lors du dernier trimestre de 2015 ont montré de façon on ne peut plus évidente que la peur est une émotion éminemment politique : la peur que les attentats ont suscitée, la peur plus diffuse que les migrations entraînent chez une population fragilisée par les difficultés économiques et sociales, la peur de l’extrémisme, enfin, chez tous ceux qui croient encore que la démocratie et la république constituent le meilleur moyen de vivre en paix avec les autres et avec soi-même. La lecture de L’Exercice de la peur nous permet d’appréhender de façon plus raisonnée le déferlement d’émotions et de discours passionnels que nous avons eu à subir. Pourtant, cet entretien entre l’historien français Patrick Boucheron et le politologue américain Corey Robin n’a pas eu lieu à chaud, même si une postface a été ajoutée après les attentats de janvier 2015. Cette rencontre se déroulait à Lyon en novembre 2014, dans le cadre du festival « Mode d’emploi » organisé par la Villa Gillet. Un an plus tard, sa portée n’en est que renforcée par les échos incroyablement justes que notre actualité nous renvoie.

   

Ce livre se présente donc comme une réflexion croisée sur « la place de la peur dans le gouvernement des sociétés »   . Le postulat de départ est simple : la peur est constitutive de l’autorité politique. La question n’est pas tant de savoir si la peur est utilisée, mais comment, et dans quel but. En tant que politologue, Renaud Payre présente la discussion entre l’historien du Moyen Âge Patrick Boucheron, récemment élu au Collège de France, et un autre spécialiste de science politique, l’Américain Corey Robin. Les deux hommes se sont illustrés récemment par la publication d’ouvrages traitant de l’usage politique de la peur   . Le mélange des disciplines apporte un éclairage bienvenu sur une question qui traverse le gouvernement des hommes. Dans un discours extrêmement riche, les deux interlocuteurs prennent des exemples dans l’histoire récente des États-Unis d’après le 11 septembre ou dans la Sienne communale du XIVe siècle, que Renaud Payre met en perspective, citant notamment La Boétie et son Discours de la servitude volontaire.

 

Les deux interviewés se répondent autour de trois grands thèmes : « Histoire et actualité », « Désigner l’ennemi, instrumentaliser la peur » et « Deux visages de la peur ». Il s’agit d’une discussion dense, touffue même par moments, qui aborde de très nombreux aspects de la question, tout en cherchant à maintenir une progression dans l’entretien.

 

Politiques de la peur

 

Le point de départ de la discussion porte sur les programmes politiques issus de la peur. Corey Robin observe la mise en place d’une politique américaine anti-terroriste après les attentats du 11 septembre. Il fait cette analyse, salutaire aujourd’hui, qui consiste à dire que, même en supposant que chaque citoyen fasse l’expérience de la peur, elle ne saurait expliquer les politiques adoptées. La peur sert de prétexte à un mode de gouvernement, un programme politique qui s’élabore indépendamment des émotions des citoyens. Pourtant, cette même peur que peuvent éprouver les gouvernés se transforme aisément en obéissance à leurs dirigeants : « avoir peur, c’est se préparer à obéir », énonce Patrick Boucheron, reprenant Hobbes. Et c’est la raison pour laquelle la peur est un outil si aisé à mobiliser pour des politiques requérant une adhésion aveugle.

 

Cette adhésion passe par l’identification claire et indubitable d’un ennemi, personnalisé à l’image de ce tyran représenté sur les fresques siennoises, ce monstre qui soumet ceux qui l’entourent, qui apporte la guerre et la désolation sur son territoire. La tyrannie, c’est l’ennemi intérieur à combattre, car c’est aussi le risque de toute démocratie. Cette peur intérieure peut également se traduire par la peur au sein de la hiérarchie sociale, politique ou économique d’une société : la peur ressentie par les catégories subalternes envers les dominants, même si ce sentiment peut parfois être retourné dans la crainte des « classes laborieuses ». Mais les dirigeants peuvent aussi désigner à la crainte de leurs concitoyens un ennemi extérieur. Les ressorts de ces peurs sont pourtant les mêmes. Elles sont constitutives de tout système de domination.

 

Car en politique, la peur est avant tout instrumentalisée, utilisée à des fins qu’il faut sans cesse décrypter. Quand des dirigeants nous disent « Ayez peur, nous nous occupons du reste », Patrick Boucheron en appelle à la « vigilance », en tant qu’historien, mais surtout en tant que citoyen. Quand les gouvernants mettent en place une « politique de la peur », Corey Robin rappelle qu’un tel programme passe avant tout par des institutions qui structurent cette peur et nous disent de qui avoir peur et comment. C’est dans ce sens qu’il faut analyser le renforcement du département de la Sécurité Intérieure aux États-Unis, les outils légitimés par le Patriot Act de 2001, ou encore le maintien, aujourd’hui encore, de Guantanamo. Au sein de ce système de domination politique, des marges de manœuvre existent pourtant, et la peur peut parfois se retourner contre ceux qui cherchaient à l’instrumentaliser

 

Administrer une peur féconde

 

C’est finalement à travers ces leviers d’action politique que la peur peut être salutaire : elle est salutaire quand on se demande si on a raison d’avoir peur et si les gouvernants ont raison de nous désigner l’objet de nos effrois. Patrick Boucheron plaide ainsi pour une « administration de la peur », qui fasse en sorte que la peur ne soit pas paralysante, mais au contraire active et féconde en vigilance politique. La peur condamnable, la peur moralement douteuse, pour Corey Robin, est celle qui perpétue une injustice ou qui crée une euphorie face au danger ; car elle soutient l’idée que la paix ramollit et entraîne la décadence des sociétés, quand la guerre au contraire électrise et héroïse les individus.

 

La discussion des deux chercheurs parvient à faire émerger des sujets centraux. La question de l’administration ou de la politique de la peur est une donnée essentielle à prendre en compte pour comprendre la manière dont les gouvernements, passés ou présents, utilisent nos émotions. Il s’agit finalement de ne jamais considérer une politique issue de la peur comme « naturelle » ou « normale ». La peur que l’on ressent et celle que les dirigeants utilisent ensuite ne sont pas les mêmes. Le prisme du politique et de la société transforme une émotion individuelle en une émotion collective, si tant est que cette expression ait seulement un sens   . Il la transforme en un appareil institutionnel, administratif et législatif, extérieur aux individus. Le renforcement des mécanismes de contrôle, des procédures d’exception, les discours de prudence et d’incitation à être « attentif ensemble », tout cela ne va pas de soi et doit sans cesse être questionné.

 

Pourtant, être libre, ne signifie pas l’absence de peur, comme le rappelle Renaud Payre. L’exercice moralement salutaire de la peur, c’est finalement la vigilance. Celle-ci ne consiste pas à contrôler les sacs et vérifier les comportements suspects. La vigilance que nous devons avoir, et qu’un bon gouvernement devrait toujours pouvoir nous inspirer, est par-dessus tout une acuité du regard à cultiver. C’est la capacité de libre-arbitre que nous devons toujours exercer face des institutions qui demandent notre obéissance. Les gouvernements, quant à eux, doivent administrer cette peur, la pacifier plutôt que l’annihiler. L’enjeu le plus intéressant du débat entre Robin Corey et Patrick Boucheron se trouve sans doute là. Pour le premier, « au fond, le cœur du problème n’est pas l’opposition entre présence ou absence de peur, mais cette question d’ordre normatif : comment évaluer s’il s’agit ou non d’une peur politique et moralement salutaire   ? ». Pour le second, « la république perd pied dès lors qu’elle ne se comprend plus comme un équilibre pacifié entre les différentes peurs qui la divisent »   . Cet équilibre moralement justifié ouvre ainsi la question plus rarement posée d’une juste utilisation de la peur en politique.

 

Esquisses pour une analyse de l’urgence

 

L’exercice de la peur est un entretien. En conséquence, beaucoup de thèmes sont abordés sans être toujours approfondis, de nombreuses références sont présentées sans être toujours véritablement creusées. Le format se prête mal à l’analyse détaillée, de sorte que la rapidité des allusions obscurcit parfois la clarté du raisonnement. En revanche, le choix d’un tel format promettait des échanges entre les deux interlocuteurs, des propositions qui puissent faire l’objet de réponses et de débats. On regrette donc que seul Patrick Boucheron semble véritablement jouer le jeu du dialogue, en tentant systématiquement de reprendre des idées développées par Corey Robin précédemment dans la discussion, ou même ailleurs dans ses ouvrages. Corey Robin quant à lui développe surtout ses propres positions, sans jamais vraiment tenir compte de son interlocuteur, si ce n’est dans les dernières pages – et encore.

 

Le hasard des choses a fait que cet entretien a été publié entre les attentats du 13 novembre 2015 et le premier tour des élections régionales. Nous nous trouvons aujourd’hui à la croisée des chemins de cette administration de la peur. Doit-on accepter que des responsables politiques de la république utilisent la peur, légitime, que nous avons eu ce soir de novembre, pour conduire une politique d’exception ou pour tenir des discours incitant à la peur mutuelle ? La peur qui est utilisée insidieusement dans nombre de propos d’hommes et de femmes politiques de tout bord ne sert finalement qu’à inciter les électeurs à leur faire confiance aveuglément dans un contexte de « guerre », le même ressort que Georges W. Bush avait utilisé lors de sa réélection de 2004. À rebours de cette peur destructrice et liberticide, la peur que beaucoup d’entre nous ont ressentie doit se transformer en vigilance, en peur de l’ennemi intérieur de la république : la tyrannie, qui sous couvert d’hommes et de femmes providentiels, nous déleste de notre libre-arbitre et de notre capacité à vivre ensemble – avec la peur