Une histoire sur le temps long de l'affectivité médiévale.

Les émotions médiévales ont une histoire, on le sait depuis, au moins, Jacques le Goff, à qui cet ouvrage est d'ailleurs dédié ; et de très nombreuses approches, inspirées notamment par l'anthropologie, ont permis ces dernières années d'approfondir, voire souvent de renouveler nos connaissances sur la façon dont les hommes du Moyen Âge ont pensé, pratiqué et ressenti leurs émotions. Ce livre est d'ailleurs lié à un projet de recherches, EMMA, Émotions au Moyen Âge   . Mais Damien Boquet et Piroska Nagy, tous deux déjà connus pour leurs excellents travaux sur les émotions   , ne se contentent pas ici de proposer un récapitulatif de ces recherches récentes : l'ouvrage offre un parcours, à la fois chronologique et thématique, problématisé, clair, riche et passionnant. S'il faut choisir une émotion pour décrire l'ouvrage, c'est bien l'enthousiasme, mêlé d'admiration, qui l'emporte, tant le livre est mené, du début à la fin, de main de maître.

Mais de quoi parle-t-on au juste ? D'abord et avant tout d'un vide historiographique : les émotions ont le plus souvent été oubliées, ignorées des chercheurs, disqualifiées comme objets d'histoire, car elles renverraient à du non-rationnel. A cela s'ajoute l'idée que les hommes du Moyen Âge auraient été particulièrement émotifs, donc particulièrement non-rationnels : idée exprimée au plus haut point par Johan Huizinga et que l'on retrouve en trame de fond du « procès de civilisation » de Norbert Elias. Marc Bloch parlait quant à lui de l'instabilité émotionnelle des médiévaux, prompts à passer du rire aux larmes, de l'amitié à la colère, du désir à la tristesse. Contre cette vision « infantalisante » des médiévaux, les auteurs réaffirment ici, dès l'introduction, la pleine rationalité des émotions, aujourd'hui comme hier. Cette affirmation se nourrit de plusieurs concepts, tel celui de « communauté émotionnelle » formulé par Barbara H. Rosenwein   . Les auteurs peuvent donc réaffirmer fortement leur thèse, à la fois sobre et convaincante : « l'émotion est au cœur de l'anthropologie du Moyen Âge occidental »   . À partir de cette réévaluation, deux axes d'études sont retenus, qui parcourent et structurent l'ouvrage : comment sont pensées les émotions, et ce que les émotions font.

Penser les émotions, dans une approche chronologique : le livre s'ouvre avec l'Antiquité Tardive, période pendant laquelle se met en place une grammaire chrétienne des émotions. Alors que les Pères de l'Eglise hésitent entre ce modèle d'affections chrétiennes et le modèle stoïcien d'apatheia, Augustin tranche pour le premier : l'homme médiéval sera passionné et pas impassible. Les auteurs se penchent alors sur la progressive christianisation des passions, qui se fait en grande partie dans le « laboratoire monastique », avant de passer dans le monde laïc, notamment à l'époque carolingienne. Au XIe siècle, le monachisme continue à faire des passions l'un des modes légitimes de contact à Dieu, pourvu qu'elles soient bien gouvernées et orientées vers la vertu. Dans le même temps, une littérature vernaculaire dévoile une culture curiale qui place le désir, l'amour, l'amitié, mais aussi la colère et le pardon au cœur des interactions politiques. L'approche chronologique permet notamment de souligner la place-clé de l'Incarnation dans la christianisation des affects : le Christ a aimé l'humanité et a souffert pour elle. De même, au XIIIe-XVe siècle, alors que l'Incarnation et la Passion prennent la place centrale dans les dévotions, notamment féminines, on assiste à une nouvelle promotion des passions et des émotions. Enfin, les grandes sommes scolastiques dégagent progressivement l'émotion de la faute, donc du péché, pour mieux l'attacher à la nature humaine. Si l'approche chronologique force à présenter les choses sous une perspective linéaire, les auteurs savent également faire ressortir les hésitations, les moments de tensions, les débats sur la nature ou le rôle des émotions : ainsi de la querelle entre Abélard et Bernard de Clairvaux sur le lien entre le désir et le péché.

Deuxième axe, l'efficacité des émotions. Rationnelles, socialisées, les émotions font des choses : elles jouent notamment un rôle capital dans les identités collectives – c'est ce que recouvre le concept de communauté émotionnelle. « Rien n'agit avec une telle puissance pour affirmer l'identité d'une communauté que l'émotion partagée »   : comment ne pas penser à ces réactions si vives, de la peur à la colère, qui s'emparèrent de tous suite aux attentats du 13 novembre ? À cet égard, l'ouvrage tombe à pic, et le rappel de la force, mais aussi de l'historicité des émotions doit jouer comme un appel à la prudence face aux tentatives politiques et médiatiques de les manipuler. Plus concrètement, les émotions ont une place importante dans la construction politique et dans le tissu social : ainsi de l'amitié, relation majeure de la société féodale, ou de la colère du souverain, l'ira regis, à laquelle succèdent toujours le pardon et la réintégration du coupable. Le Moyen Âge n'est pas plus ou moins émotif que nos sociétés actuelles. Sans jamais donner de leçons, les auteurs savent néanmoins pointer que les sociétés médiévales faisaient plus de place aux émotions, dans leur imprévisibilité même, les intégrant aux rituels politiques ou aux négociations diplomatiques.
   
On peut, bien sûr, émettre quelques minces critiques : certaines parties sont parfois un peu longues, proposant, sur plusieurs pages, une focalisation sur ce qui peut apparaître comme des points de détail, parfois légèrement en marge du sujet. Ainsi des pages consacrées à la question de l'homosexualité masculine médiévale, ou celles qui se penchent sur la dévotion féminine de mystiques telles Angèle de Foligno ou Marguerite Porete. Toujours intéressantes et bien écrites, ces sous-parties ne sont pas parmi les plus originales, ni sans doute parmi les plus convaincantes de l'ouvrage – mais certains les trouveront peut-être, au contraire, capitales. Certaines parties, au contraire, sont trop courtes, mais le livre est déjà imposant et il aurait été difficile de le prolonger sans l'alourdir. On peut donc souhaiter que d'autres travaux s'emparent de certains axes trop peu étudiés ici, comme par exemple l'analyse des images, qui ne sont convoquées qu'à titre d'exemples. Certains concepts auraient pu être davantage explicités, et définis dès l'introduction – ainsi du concept d’« émotif », construit par William M. Reddy, convoqué plusieurs fois sans jamais être véritablement questionné. D'autres peinent un peu à convaincre, comme, par exemple, la référence à la gouvernementalité foucaldienne, trop rapidement utilisée ici   . Enfin, il faut noter que l'analyse reste, le plus souvent, articulée autour de grands textes, de grands auteurs, de grandes figures. La majorité des chapitres interrogent des traités théologiques ou moraux, autrement dit de savantes constructions rhétoriques. Même les exemples sont emblématiques : saint François, saint Louis, les bourgeois de Calais – avec, derrière, ces grands textes que sont la Vita Prima, la Vie de Saint Louis de Joinville. Plus qu'à une histoire des émotions, on a donc affaire à une histoire des grands textes parlant des émotions et les mettant en scène. Il y a là un effet de source, largement inévitable pour le Moyen Âge, mais qui aurait pu être limité en utilisant davantage de documents de la pratique : chartes, livres de comptes, testaments, autant de textes qui doivent être utilisés si l'on veut pouvoir écrire une histoire des émotions qui puisse se dégager des élites pour interroger aussi les pratiques communes.

Ces remarques ne pèsent pas lourd face à la richesse et à la densité de l'ouvrage. Au-delà de tous ses passages pertinents, des remarques judicieuses, des exemples remarquablement bien analysés, il s’avère particulièrement habile sur deux points. Tout d'abord, les auteurs réussissent avec finesse à éviter la fausse question qui se pose toujours dès lors qu'on traite des émotions : ces émotions décrites par les textes étaient-elles réelles, autrement dit réellement ressenties ? Fausse question, car les sources ne donnent jamais accès à l'esprit même des acteurs, et que les auteurs savent éviter dès l'introduction en rappelant, avec Marcel Mauss, qu'une émotion peut être ritualisée, passant par un scénario bien rodé, tout en étant ressentie de façon sincère. Inutile dès lors de se demander si les Ciompi révoltés en 1378 étaient « vraiment » en colère ou si Richard Cœur de Lion et Philippe Auguste étaient « vraiment » amis : la question de la sincérité et celle, corollaire, de la spontanéité, sont évacuées du débat, qui devient dès lors à la fois plus scientifique et plus sérieux.

Deuxième point passionnant : dans cette histoire des émotions, apparaissent au fil des pages des émotions disparues – et les auteurs auraient pu enrichir cet aspect en soulignant que certaines émotions, à l'inverse, n'ont pas encore été inventées, comme par exemple la nostalgie, théorisée à la fin du XVIIe siècle par un médecin alsacien. Cela ne veut pas dire que personne n'était nostalgique au Moyen Âge, mais que cette émotion n'était pas distinguée, singularisée, pensée comme émotion propre. D'autres émotions n'ont pas survécu au passage du temps : pensons à la vergogne, cette peur de la honte future, qui joue un rôle majeur dans les sociétés d'honneur médiévales mais qui n'est plus guère invoquée aujourd'hui ; ou à l'acédie, mélange de dépression, de paresse, d'ennui et d'indifférence, qui est l'un des sept péchés capitaux. Nous avons aussi oublié les finesses de la joy courtoise, qui désigne à la fois le plaisir de l'attente, le consentement amoureux, et la jouissance physique des deux amants – émotion si complexe, si raffinée, qu'elle devient un marqueur de hiérarchie sociale, seuls les nobles étant à même de la ressentir.

En lisant cet ouvrage, l'on se prend à rêver en pensant à ces émotions que nous n'éprouvons plus, que nous ne pouvons plus éprouver, car elles ont été absorbées par d'autres, fragmentées, ou oubliées ; et l'on imagine quelles émotions inconnues nous réserve l'avenir