À quoi bon des vies d’écrivains si elles ne traitent pas d’abord de ce qui fut leur dévorante passion, écrire ?

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Les détracteurs de l’œuvre et du personnage d’Aragon (encore trop nombreux) le découpent en tranches, en opposant le flamboyant surréaliste au militant communiste ou au patriote résistant ; ou ils dénigrent le poète au bénéfice du romancier (ou inversement)… Face aux multiples facettes d’une vie plusieurs fois recommencée, on se montre insensible à son « mouvement » (comme on dit d’une montre), à son effort permanent de réinvention. Et l’on se paie le luxe de juger souverainement des choix et des écrits d’un homme engagé, voire empêtré, depuis un tribunal souverain ignorant des « circonstances » et de cette terrible opacité que l’Histoire oppose à ceux qui l’affrontent, qui la font…

Il faut leur répondre qu’Aragon ne devient vraiment intéressant que si on le prend « entier » : Le Paysan de Paris (1926) avec Hourra l’Oural (1934), Les Yeux d’Elsa (1942) avec Le Con d’Irène (1928), les écrits sur la peinture soviétique (1952) avec Henri Matisse, roman (1971) ou Aurélien (1944) avec Théâtre/roman (1974)… Comment le même homme put-il signer des textes aussi disparates, voire incompatibles ? Le premier mérite d’Aragon est de nous enseigner les contradictions de la personne humaine, ou les méandres de ce que nous appelons un peu vite une « identité ». « À bas le clair génie français ! » Ce cri de 1923 nous aura prévenus : si vous aimez les idées simples, les personnalités droites ou facilement reconnaissables, les partages bien tranchés entre le bien et le mal, entre la vérité et le mensonge, passez votre chemin… Aragon en revanche passionnera ceux qui, sondant leurs propres passions, s’étonnent au bord du vertige, ceux qui se laissent transformer par un amour, une rencontre, une « circonstance », ou qui s’éprouvent assez malléables, inachevés ou troués pour respirer avidement avec le vent de l’Histoire. Lisant Aragon (1897-1982), c’est tout le siècle qui défile avec ses guerres et ses tourments dont, nés plus tard, nous ne nous faisons plus idée ; ses grands romans nous racontent ce que nos parents ou nos grands-parents endurèrent, impuissants à mettre des mots sur leurs vies mais que ceux d’Aragon nous transmettent, souvent avec une force poignante, avec toute la passion du témoin participant, altruiste et agissant.

Mais, bien sûr, à chacun son Aragon ! Celui de Philippe Forest brille désormais d’un éclat particulièrement documenté : le biographe n’a pas seulement tout lu des écrits de son auteur, il a compulsé les archives de police autant que les travaux universitaires, et il s’attarde dans l’œuvre sur des textes mineurs ou peu exploités – pourtant admirables de combativité ou d’acuité – dont il nous restitue la nouveauté ou l’actualité (perdues), le tranchant. J’avais, éditant avec lui les Œuvres romanesques complètes dans la bibliothèque de la Pléiade, apprécié son goût pour des intrigues historiques qui risquent d’échapper aujourd’hui au lecteur, la guerre des polices autour de 1910, les grandes grèves, les querelles parlementaires et leurs héros bien oubliés… Forest met le même soin à reconstituer ici les méandres d’une histoire du PCF qui ne fut pas toujours honorable (en 1940, notamment, les détestables tentatives pour faire reparaître, à la faveur du pacte germano-soviétique, L’Humanité sous la protection de l’occupant) ; ou la lenteur de ce même parti, conduit par Maurice Thorez, à se désolidariser d’une ligne stalinienne alors même que le rapport « attribué au camarade Khrouchtchev » semblait accélérer en URSS le dégel…

Ce livre est la troisième biographie d’Aragon, après celle, longtemps jugée « de référence », de Pierre Daix (parue au Seuil dès 1975), puis celle en deux volumes de Pierre Juquin, plus spécifiquement politique (La Martinière, 2012). Or, ce genre toujours périlleux valut au premier biographe quelque déconvenue, ou désaveu, quand Aragon lui signifia son déplaisir en portant aux propres marges de son exemplaire de rageuses protestations ou critiques (recueillies dans les éditions ultérieures). C’est qu’Aragon rêva sa vie, ou la changea en légende, en roman, comme sur une scène plus large il eut le don d’enchanter la politique, ou de faire chanter « les armes et les hommes » ; cette volonté d’incantation ou de roman s’oppose frontalement à l’explicitation biographique, et ne peut que mettre en conflit l’auteur avec son scoliaste. Il est heureux pour celui-ci qu’Aragon ne puisse désormais lui répondre car j’imagine d’autres notes ou diatribes, tout aussi véhémentes…

Comment rendre justice à Aragon ? Cette question me semble toujours cruciale, tellement notre auteur continue de soulever, pour le meilleur ou pour le pire, d’expéditives passions. Cette justice paradoxalement passe par une certaine justesse du style ; il convient, touchant Aragon (et pour nous le faire toucher) de s’efforcer à « bien écrire », et c’est le premier éloge à faire de ce livre, qui vient d’un littéraire, rompu à l’art du roman, attentif aux moires et sinuosités d’un vrai texte (contrairement aux deux précédents biographes). Question de « plumage » : on n’attrape pas un oiseau de paradis avec un filet à crevettes !

Forest ne perd jamais de vue l’épaisseur de la chose écrite, ni quel filtre celle-ci interpose de fiction dans la confession, de construction ou de mentir dans le vrai. Aragon fut, par sa naissance même, retors ou secret, et il porta partout cette complication ou complexité natives, dans son écriture bien sûr, jusqu’aux arabesques folles ou aux sommets du Fou d’Elsa en poésie, de La Mise à mort pour le roman ou de Henri Matisse, roman pour l’essai critique (si ces labels conviennent à de pareilles inclassables œuvres) ; mais il poussa également les feux dans son rapport à l’Histoire, ou à ces terribles « circonstances » qu’il épousa de façon souvent étrange, ou déconcertante. Aragon, suggère Forest, était « trop » ; son goût de la surenchère donnait un tour imprudent ou excessif à sa pensée autant qu’à sa vie. Son attirance pour les causes perdues enfonça ce joueur invétéré dans des choix périlleux, ou indéfendables ; qui perd gagne ? « Perdre mais perdre vraiment / Pour laisser place à la trouvaille », notait déjà Apollinaire((« Toujours », 1917).

Signataire d’un précédent recueil d’études intitulé Vertiges d’Aragon (Cécile Defaut, 2012), Forest détaille les risques pris par notre auteur : son choix d’adhérer au PCF en 1927 n’avait rien d’avantageux, et marquait bien son désintéressement (par exemple quand il écrit à son protecteur Doucet qu’il se passera désormais de l’argent de la haute couture). Le récit de sa vie met en évidence plusieurs façons de se mettre en danger ou de sauter dans le vide ; exaspéré par les récupérations bourgeoises toujours possibles de ses révoltes antérieures, dadaïstes ou surréalistes, Aragon trouva dans le PCF une façon radicale de dire non, ou merde, dont il ne se départira jamais.

Son courage physique lui valut d’exceptionnels éloges, au sortir des deux guerres, mais ses adversaires devraient considérer aussi tout le courage moral qu’il lui fallut, par exemple en août 1939 pour supporter, voire justifier, dans trois éditos successifs de Ce Soir le pacte germano-soviétique qui poignardait dans le dos les militants antifascistes et antimunichois ; ou encore la tranquille intrépidité requise par la Résistance, dont Aragon et Elsa (le communiste et la juive) furent des organisateurs en zone sud, après qu’ils eurent refusé d’émigrer vers les États-Unis comme avec d’autres ils l’auraient pu, trouvant déshonorant en de telles « circonstances » d’esquiver ici le combat. En bref, il faudrait rappeler beaucoup d’histoire(s), et de péripéties oubliées, pour comprendre par quelles épreuves passa ce couple, et dans quelle fournaise une pareille œuvre s’élabora.

Aragon en sort-il pour autant lavé de tout soupçon, concernant ses compromissions avec l’appareil stalinien ? Forest sur ce point fait montre d’une certaine sévérité, plus dure il me semble que les précédents biographes ou que moi-même dans mes notes et notices de la Pléiade. Sectateur de Thorez, quels que soient les virages et retournements du chef sous les injonctions successives de Moscou, Aragon fut un stalinien exemplaire, le prestigieux porte-parole d’un « sinistre stalinisme à la française » ou son « champion infatigable », écrit Forest, tout en nous mettant cependant en garde contre les variations sémantiques de cette étiquette, infâmante aujourd’hui mais longtemps titre de gloire. Non content de souligner quels soins mit Aragon à habiller sa vie et son personnage d’une tenace fabulation, comme tous ses commentateurs le savent, Forest le décrit « construisant sans scrupules sa légende »((p. 725)), formule à mes yeux excessive ; de même il le soupçonne, lors de son courageux affrontement avec les étudiants en Mai 68, de vouloir se réapproprier le mouvement ; ou, au détour d’un paragraphe : « En 1968, Aragon a par deux fois raisons. La chose est suffisamment rare pour qu’on le souligne »   .

Je m’explique mal ce ton soudain dépréciatif : le biographe veut-il donner des gages à son grand ami Sollers ? La ou les raisons d’Aragon n’eurent certes pas la clarté des chaînes cartésiennes, notre auteur louvoie, il se démène et il se contredit : « Je ne suis pas celui en qui je placerais ma confiance » (1922). Mais entre la condamnation sans appel de Paulhan (lequel changera d’avis) – « Qui attendrait d’Aragon une idée juste ? » – et l’éloge superlatif prononcé au sortir de la guerre par un Éluard pressé de faire oublier son malheureux Certificat – « Aragon de nous tous est celui qui a eu le plus raison… » – il conviendrait de mieux placer le curseur.

Les amours d’Aragon ou son érotique constituent pour les commentateurs un autre sujet de perplexité, devant lequel Forest ne se dérobe pas. Là où Daix ne faisait qu’esquiver, il consacre en particulier de minutieux chapitres à la volte-face sexuelle des années 1970, et à la fidélité paradoxale du veuf envers Elsa, qui ne fut remplacée par aucune femme malgré la bousculade des prétendantes ! Le couple Aragon-Elsa mériterait des analyses plus fines que les habituels dithyrambes, ou les accusations d’hypocrisie et de double jeu ; Forest documente bien cette énigme, en lui réservant justement sa part de secret, ou d’insondable mystère. Il note en particulier la douloureuse situation d’Elsa, écrasée sous la légende entassée sur elle par un amant trop zélé ; le chant d’amour à soi-même adressé, « sa monotonie et sa préciosité un peu vaine » ne peuvent que manquer celle qui intitulera un de ses livres Personne ne m’aime. Et les efforts très sincères d’Aragon pour promouvoir sa femme comme écrivain, attestés par l’entreprise des Œuvres romanesques croisées, d’une générosité sans exemple dans nos lettres, se retournèrent peut-être contre Elsa, ses adversaires l’accusant de devoir son existence littéraire aux éloges multipliés par son mari. D’une façon générale, Forest trace d’Elsa un portrait mesuré et attachant ; il observe qu’elle fut plus clairvoyante ou indépendante que Louis, tout en se heurtant comme lui aux suspicions et aux manigances du Parti.

À ceux qui ne veulent voir en Aragon qu’un apparatchik ou un scout moscoutaire (ce qu’il fut à tel ou tel moment de son orageuse carrière, comme le montre Forest), il faut enfin opposer qu’on prendra mieux dans ce livre la mesure des souffrances nées de l’attachement. Aragon ne pouvait exister par lui-même ? Il chercha toute sa vie le giron d’une famille, le groupe surréaliste, puis communiste ? Mais cette passion très lourde chez lui de la « famille », à suivre de mille façons dans ses textes, ne fut en rien un chemin de roses, et les soupçons ou les avanies dont Aragon fut la cible commencèrent très tôt, dès le dadaïsme. Au-delà des querelles nées de telle péripétie (le journalisme qu’on lui reproche d’exercer en 1923 ou 1926, son « communisme national » dès 1940, la publication des Communistes en 1949 et les réactions de ses propres camarades, ou l’affaire ici bien documentée du portrait de Staline de 1953, et jusqu’à la suppression des Lettres françaises en 1972…), il lui fallut beaucoup de grandeur d’âme, et d’endurance, pour lutter contre l’ouvriérisme et l’inféodation aux directives de Moscou sans jamais quitter le parti, et continuer contre vents et marées à le « servir » au meilleur niveau. Cette passion du service ne fit nullement de lui un être servile ni l’âme morte d’un serf, elle l’entraîna au contraire vers des sommets renouvelés, notre auteur réagissant aux coups de boutoirs de l’Histoire (1936, 1939-1944, 1956 et toute la dernière période qui voit la liquidation de ses successives raisons de vivre) par des salves d’éblouissants chefs-d’œuvre : Le Crève-cœur, puis Aurélien, Le Roman inachevé, La Semaine sainte, Le Fou d’Elsa…). Plus la promesse se dérobait et plus Aragon mit de génie à clamer sa blessure, ou à « désespérément croire », avec d’autant plus d’acharnement qu’il n’avait plus d’espoir.

Je me suis demandé, lisant patiemment ce gros livre sans en sauter une page, ce qui rend tel lecteur « aragonien », espèce assez différente par exemple du proustien, ou du célinien. Quelle sorte de clan ou de fraternité formons-nous, reconnaissables à quels penchants ? Il entre chez les amoureux d’Aragon, dont Philippe Forest fait évidemment partie, un goût indiscutable pour le réalisme, sensibilité ou choix esthétique bien éloignés de ce qu’un vain peuple pense puisque le réel, c’est l’infini, le non-maîtrisable ; cette chose qui aura au-delà de nos cabrioles et de nos évitements toujours le dernier mot. Le réel constitue donc un facteur de vertige – expérience où Forest situe, à juste titre, le moteur ou foyer de l’art d’Aragon. Deuxièmement, les amoureux de celui-ci se reconnaissent justement à leur goût pour les complications de l’amour, ou pour l’expression des passions en général ; sur ce chapitre aussi, on est prié (par lui) de ne rien édulcorer, de ne rien normaliser : dans les « enquêtes sur la sexualité » de 1929, Aragon se distingue par son souci de ne pas circonscrire ni rabattre cette passion sur un quelconque ordre moral, et il ajoute que les hommes et les femmes y ont un droit égal.

Il y eut donc un féminisme d’Aragon, qu’il faut préciser. Sa position parfois faible ou masochiste dans le couple amoureux, qui est aussi une ruse pour mieux séduire, les inoubliables portraits de femmes dont regorge son œuvre (La Femme française, Catherine, Clara, Carlotta, Reine, Bérénice ou Fougère…), voire son « parti pris des midinettes » (contre Montherlant en 1943), ou encore l’avenir-de-l’homme-est-la-femme auquel on résume sans le lire l’immense Fou d’Elsa…, me semblent le corollaire de sa réelle tendresse, et de son attention soutenue envers les faibles, les exclus ou encore ses cadets qu’il ne cessa d’encourager avec beaucoup de générosité.

Il entre enfin dans le choix qu’on peut faire d’Aragon le goût des langues, de toutes les langues ou modes d’expression, peinture, musique, théâtre, autant que la saveur du secret, sur lequel toute œuvre mais surtout la sienne se referme : car « on écrit pour fixer des secrets », précise Les Incipit (1969), « parole » en grec a le même radical qu’énigme, dont ni l’auteur ni ses lecteurs n’auront le dernier mot.

Tout ceci n’était-il pas posé dès 1919, lors de sa mémorable et peut-être réinventée conversation le long des grilles des Tuileries avec André Breton, deux aventuriers « d’une aventure qu’on ne comprend pas » – car si nous la comprenions, mériterait-elle au bout du compte d’être encore appelée l’aventure ?

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