Si les prix littéraires décernés chaque année en France sont nombreux et bénéficient traditionnellement d’une importante couverture médiatique, à commencer bien sûr par le prix Goncourt, il est difficile d’en dire autant des prix distinguant les essais produits en sciences humaines, rarement relayés par la presse écrite ou audiovisuelle, et condamnés à une relative confidentialité. Le prix Médicis (décerné depuis 1985), le prix Femina (décerné depuis 1999) et les divers prix de l’Académie française font certes exception, dans une certaine mesure, mais il est bien rare que l’on entende le nom du lauréat du prix Bonnefous (crée en 1997), du prix Paul Ricœur (créé en 2012), et de tous les autres prix qui cherchent à récompenser un auteur ou une œuvre pour l’engagement d’une pensée actuelle sur des questions qui travaillent nos sociétés.

Nul doute, de ce point de vue, que le prix Bristol des Lumières (créé en 2011, succédant au prix Procope des Lumières) est en train de changer la donne, ce dont il faut se féliciter. Grâce au partenariat de France Culture qui retransmet en direct la délibération au cours d’une émission spéciale du Grain à moudre, le prix Bristol des Lumières est le seul prix littéraire qui permet d’assister en toute transparence à la discussion et au vote du jury. Ajoutez à cela une captation vidéo disponible sur le site de France Culture, un aperçu en images de la soirée de remise du prix sur la Web télé culture à l’hôtel du Bristol, une sélection rigoureuse des membres du jury (composé cette année de onze membres : Jacques Attali, Christophe Barbier, André Bercoff, Malek Chebel, François de Closets, Roger-Pol Droit, Luc Ferry, Caroline Fourest, Alexandre Lacroix, Aude Lancelin et Olivier Poivre d’Arvor), choisis eux-mêmes parmi les personnalités les plus influentes du milieu intellectuel et journalistique, et toutes les conditions d’une large diffusion publique de l’événement seront réunies. Il se pourrait bien que, d’ici peu, les lecteurs attendent chaque année la proclamation des résultats de ce prix récompensant les idées avec autant d’impatience que celui des prix littéraires les mieux connus.

Le premier lauréat du prix fut Ruwen Ogien en 2012 pour L’influence de l’odeur des croissants chauds sur la bonté humaine (Grasset), le second Clément Rosset en 2013 pour L’invisible (Minuit), le troisième Gérard Bronner en 2014 pour La démocratie des crédules (PUF), et le quatrième Olivier Rey en 2015 pour Une question de taille (Stock). Apportant une modification aux éditions antérieures, le prix de cette année comporte deux catégories, l’une consacrée aux essais français, la seconde aux essais étrangers. Les deux lauréats, dévoilés jeudi 12 novembre, sont Philippe-Joseph Salazar, dans la catégorie "Essais français", pour Paroles armées (Lemieux éditeur), et Byung-Chul Han, dans la catégorie "Essais étrangers", pour Dans la nuée, réflexions sur le numérique (Actes Sud).

Le premier est un essai très original, auquel les événements tragiques du vendredi 13 novembre ont conféré une actualité que nul n’aurait pu prévoir, sur le djihadisme et le Califat, examinés sous l’angle de la puissance argumentative et rhétorique, signé par un auteur de formation philosophique qui enseigne la rhétorique à l’université du Cap au titre de Distinguished Professor. En s’appuyant sur une documentation riche, précise et souvent inédite, et à l’aide d’une langue parfaitement claire, l’auteur défend la thèse fort intéressante selon laquelle il conviendrait, pour faire face au terrorisme et aux modalités nouvelles qu’il emprunte aujourd’hui, d’apprendre à évaluer les stratégies violentes de persuasion qu’adopte le salafisme djihadiste, en examinant de près les mots par lesquels il s’exprime, et réciproquement, en soumettant à la critique les mots dont nous nous servons nous-mêmes pour en parler – en cessant, par exemple, de dire Etat islamique au lieu d’Etat islamiste, allah au lieu de dieu, DAESCH au lieu de Califat, terroriste au lieu de partisan ou de soldat, etc. S’il faut apprendre à armer la langue, comme il le demande, c’est qu’en faisant entrer dans un glossaire reconnu les termes dont nous nous servons, nous parviendrons par là même à mieux maîtriser ce qui nous arrive sous la forme de cet affrontement : "C’est en parlant français et seulement français, écrit Philippe-Joseph Salazar, qu’on commencera à reprendre la main. En forçant l’adversaire, dans sa propagande, à parler comme nous, et non pas en acceptant de parler comme eux. Mais il faudrait aussi, politiquement, assumer ce courage rhétorique"   .

Le second, signé par un philosophe d’origine coréenne d’expression allemande, professeur à l’université des arts de Berlin depuis 2012, dont plusieurs essais ont déjà été traduits en français ou sont sur le point de l’être, propose une réflexion très stimulante sur le numérique – d’Internet aux lunettes Google en passant par les smartphones, les e-mails, Twitter et Facebook. De format plus court (une centaine de pages), comprenant une quinzaine de chapitres assez brefs, l’ouvrage se lit en moins de deux heures avec un indéniable plaisir. Si les analyses ne brillent pas toujours par leur originalité ou leur nouveauté (la dénonciation du temps de loisir comme n’ouvrant pas à proprement parler sur une autre temporalité mais comme constituant une phase du temps de travail se lit déjà en toutes lettres chez Adorno ou Arendt ; l’atrophie de la main à l’heure de la télématique dont il ne reste plus que le bout des doigts renvoie à des considérations déjà présentes chez Paul Virilio, Michel Serres ou Vilém Flusser), l’ensemble est très suggestif et ouvre de nombreuses pistes de réflexion. La combinaison des références (notamment Lacan, Heidegger, Foucault, Benjamin) situe l’auteur dans les parages de Salvoj Zizek ou de Giorgio Agamben, et le distingue assurément comme l’un des penseurs avec lesquels il faudra compter à l’avenir