Un ouvrage incontournable pour ouvrir les voies d'un vrai dialogue entre études de genre et psychanalyse lacanienne.

Comme nous l´annonce Clotilde Leguil dès les premières pages de l’ouvrage, « le discours analytique ne peut se laisser réduire à un discours militant sur la sexualité orthonormée, acceptable et légitime »   . Cette affirmation, évidente pour certains praticiens, l'est beaucoup moins pour certains partisans des théories queer qui, comme le rappelle Fabian Fajnwaks, accusent la psychanalyse d’hétéro-centrisme et d’hétéro-normativité, ou lui reprochent de préserver la différence des sexes ou, encore, de considérer l'homosexualité comme une perversion. 

Etablir un vrai dialogue entre psychanalyse lacanienne et théories du genre signifie prendre le temps de répondre avec rigueur aux malentendus qui peuvent exister entre ces deux champs d’études. Or c'est exactement ce que fait Fajnwaks en introduisant le débat dans la première partie du livre. Il lit Monique Wittig, Gayle Rubin et, en passant par Judith Butler, il nous mène vers le chemin de la psychanalyse, qui pour sa part, ne promeut pas des nominations ségrégatives ou des recettes « pour tous » mais, bien plutôt, une approche de la sexualité comme ce qui est le plus singulier pour chaque être parlant. La célèbre formule lacanienne « Il n´y a pas de rapport sexuel » peut alors être entendue comme : il n´y a pas de sexualité normale, pas de sexualité qui serait régulée par une norme quelconque. 

L’auteur explique comment « chaque être parlant devra trouver sa solution, toujours et à chaque fois singulière, par et dans son rapport à la jouissance. C´est cette approche qu´on pourrait aisément qualifier de queer »   . Ce nouveau paradigme psychanalytique – qui rapproche donc la psychanalyse des dimensions les plus subversives des études queer – est né de la lecture que fait Lacan de la clinique à travers la théorie des nœuds, aussi appelée clinique borroméenne. Pour l´auteur, l´éthique de la psychanalyse consiste à se laisser surprendre par la manière dont le sujet articule ses propres solutions « sinthomatiques », c’est-à-dire saisir comment la vie de chaque sujet se noue de manière unique, en laissant de côté toute position idéologique qui viendrait corroborer le complexe d´Œdipe. La clinique lacanienne contemporaine se passe donc de l’universel œdipien. 

La lecture lacanienne de Fajnwaks se fait particulièrement subversive lorsqu’il aborde le transexualisme. A la différence d´une grande partie des psychanalystes, qui taxent le ou la transexuel.le de psychotique, à cause d´une phrase malheureuse de Lacan dans son Séminaire D’un discours qui ne serait pas du semblant, Fabian Fajnwaks fait, quant à lui, appel à la prudence. Il estime que « cette remarque de Lacan n´autorise pas à une généralisation du diagnostic qui ne peut s´établir que dans la particularité du cas ». On salue ici la clarté de sa position et la façon dont elle se démarque nettement de la tendance classique à vouloir caser le transexuel du côté de la folie. N’est pas fou qui veut, disait aussi Lacan.

Clotilde Leguil signe un article sur le genre des femmes en tant que femme analysante. Sa vision de la féminité est stimulante, notamment lorsqu’elle écrit, pour répondre par un jeu de mots à Judith Butler, « qu´une femme ne crée [pas] du trouble dans le genre, mais [qu’] elle crée du trou dans le genre »   .Ce trou représente un lieu, mais un lieu qui demeure essentiellement vide. Selon Leguil, la féminité doit être pensée dans le rapport du sujet à son corps et à la langue soit la frappe originaire du langage sur son corps. C´est son expérience en tant qu´analysante qui lui permet d´affirmer que la féminité a le caractère de trace illisible, le signifiant « femme » restant pour elle indéchiffrable, illisible. Elle indique que le sujet rencontre son être sexué féminin sous la forme d´une rencontre avec le réel. Si la perspective est heureuse, on peut cependant regretter que son texte ne donne un exemple d´acte féminin qui aurait été posé par un homme. Le trou dans le genre aurait ainsi utilement pu démontrer qu’à, suivre Lacan, l´être masculin ou l'être féminin ne sont plus liés au sexe biologique d´appartenance. 

Dans son article, Fabrice Bourlez nous présente son « gay ça-voir »   . Il le dit et il le fait : « Dire d'où l´on énonce, c´est dire ce qu´on dénonce », et dès ses premières lignes, il s´énonce homosexuel. Acte courageux dans le milieu psychanalytique, où, aujourd'hui encore, nombre de psychanalystes continuent à avoir du mal à faire leur coming out ! Son idée est que celles et ceux qui sont homosexuels expérimentent la nécessité de mettre fin au secret, d’exiger une reconnaissance et une acceptation de la banalité singulière de leurs modes de jouir et d´aimer. En ce sens, il dresse ce que j´appellerais un éloge à E. K. Sedgwick et sa célèbre « Epistémologie du placard ». En suivant la logique de l'auteure queer, Bourlez nous invite à nous poser une question étonnante : le cabinet de l'analyste serait-il par hasard l’équivalent d’un placard ? Sa réponse est un non catégorique. Il pointe que la sortie du cabinet comme celle hors du placard passe toujours par une nomination. Dans son cas à lui, celle-ci s’énonce comme suit : « Pour l'homoanalysant qui signe ces lignes, il s´agit peut-être de s´autoriser à se dire homoanalyste »   . Belle avancée pour la subversion qui manque peut-être parfois à la psychanalyse.

Anne Emmanuelle Berger, quant à elle, nous présente une lecture de la psychanalyse sous le prisme du féminisme. Les analystes doivent la remercier de son effort pour faire de la psychanalyse une théorie du genre. En effet, on est habitués à entendre que la psychanalyse n´est qu´une théorie féministe manquée. Mais, d´après Berger, même les mouvements drag queen ou drag king américains se sont intéressés à Lacan, notamment à son élaboration autour de la mascarade. Ils considèrent que « faire-homme » ou « faire-femme » ne sont que des semblants qui permettent de faire exister la relation sexuelle dans la comédie que représente l´acte sexuel.

La cerise sur le gâteau de cet ouvrage riche en réflexions inédites sont les articles de deux analystes lacaniens connus pour leurs contributions à la transmission de la pensée de Lacan : Pierre-Gilles Gueguen et Eric Laurent. Le premier fait une lecture borroméenne du seul cas au monde d'un genre « non-specified » officiellement reconnu. Il s´agit de Norrie May-Welby, la première femme à avoir été légalement reconnue sans genre. Elle se dit « intersexuée » et a réussi à ce que l’on promulgue une loi en Australie, spécialement pour son statut d’« in between ». Le second psychanalyste évoque la jouissance féminine, telle que thématisée par le dernier Lacan, avec la complexité qu´un tel sujet suppose. Laurent reprend l´énigme de l´orgasme féminin, qui a occupé une place très importante aussi bien dans la littérature analytique que scientifique. De la théorie de la frigidité de Marie Bonaparte à la théorie darwinienne sur la « logique de l’orgasme féminin » de la biologiste Elizabeth Lloyd, nous constatons la difficulté d´aborder le réel du corps féminin par l´univers symbolique de la science. Pour Laurent, ce qui est essentiel pour l’analysant, homme ou femme d´ailleurs, c´est de pouvoir s´identifier à son symptôme. Mais cette identification, à la différence de l´identification au père typiquement freudienne, tient au corps. Lacan, à la fin de son enseignement, faisait la part belle au « hors-sens de l´inconscient » et considérait que, connaître son symptôme revenait à mieux cerner la jouissance du corps.

L’ouvrage témoigne dans son ensemble d’un changement de paradigme à l’œuvre dans la psychanalyse. Pareil changement s´opère par petits bouts grâce à des travaux comme ceux qui sont réunis dans ce volume. Ce livre pose donc une première pierre vers un long travail encore à venir si la psychanalyse actuelle souhaite rester aussi subversive que Freud ne l’avait lui-même pensée

 

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