Philippe Despoix a rassemblé dans cet ouvrage le peu de textes de Siegfried Kracauer sur la photographie : des articles publiés dans le Franckfurter Zeitung entre 1927 et 1933 puis dans Magazine of Arts en mars 1951. 

Sont rassemblés et présentés pour la première fois par Philippe Despoix cinq essais sur la photographie de Siegfried Kracauer, dans leur traduction française, aux éditions de la MSH, sous le titre Sur le seuil du temps, Essais sur la photographie.  Proche, un moment, de l’Ecole de Francfort, Siegfried Kracauer s’en distingue toutefois par sa reconnaissance d’une culture pour la masse, non réductible à de la pure consommation, et aussi par sa conception de l’histoire. Si l’on ne peut qu’être déçu de la production filmique des appareils sophistiqués du cinéma, comme il l’écrit dans À la frontière d’hier : « plus ils se situent au niveau des produits industriels, plus ils sonnent creux… », il rajoute toutefois qu’ « un espoir demeure ». Il ne se peut pas que de tels appareils aient été construits en vain. Le démoniaque qu’il découvre dans certaines photos dans l’essai de 1927, La photographie, montre que la photo peut avoir un sens annonciateur, ici le nazisme, mais toujours trop tard. Ni l’historien ni le photographe ne sont des prophètes. L’histoire ne suit aucun progrès. Elle parcourt des temporalités diverses, celles d’événements au sens inachevé.
Dans son essai Berlin photographié, il écrit apprécier l’ouverture à tous de ces salles d’exposition qu’il compare à des « échoppes » : « En somme, la rue s’introduit très avant dans les profondeurs de l’exposition, et ses recoins les plus secrets se trouvent offerts à tous les passants  »   . S’Il fait référence aux « passages » de Walter Benjamin, c’est toutefois dans une autre perspective que ce dernier. Si comme lui il voit le triomphe de la culture bourgeoise, qui abreuve la masse d’une culture de la consommation fondée sur la reproduction à l’identique, Kracauer y lit la possibilité d’amener la masse à la culture par l’intermédiaire de ces nouvelles expositions, du fait d’une improvisation constante et ouverte en ces lieux,. C’est la même position qu’on retrouve à propos de l’histoire. C’est pourquoi il ne construit aucune histoire de la photographie, aucun discours théorique sur l’histoire, parce qu’il refuse toute systématisation close de la réflexion et du discours historique.
Rejetant le concept englobant comme le signifie l’écriture à l’apparence anecdotique  de ses Essais, la pensée fragmentaire restitue au mieux l’inachèvement de la pensée, plongée dans l’immanence historique au sens inachevé, inspiration wébérienne du désenchantement du monde   . Ainsi ces cinq Essais sont à lire comme s’éclairant mutuellement, au risque assumé de la dissonance dans un style cubiste   où l’imagination a toute sa place.
Cela explique l’attachement de Siegfried Kracauer dans ce recueil à des histoires particulières, comme celle de la grand-mère photographiée où il se livre à tout un travail de construction imaginaire du sens, dans le premier texte de 1927. La fin du recueil montre la persistance du fragment dans les photos de sa propre vie. Celles-ci n’ont d’ailleurs pas été mises en ordre par lui-même. Peu importe, car l’apport de ce dernier essai est de montrer qu’il ne s’agit pas de cultiver le détail pour le détail, mais d’admettre l’inachèvement constitutif du sens de toute histoire. Cependant ce provisoire n’est pas un échec. Si la photographie souffre d’un manque de signification, c’est parce que nous ne maîtrisons pas tout : «  le jeu montre qu’on ignore encore quelle organisation valable présidera un jour à la mise en place des restes de la grand-mère et de la star enregistrés dans l’inventaire général  »   écrit-il non sans un certain humour, en conclusion de La photographie.
Les images par leur silence peuvent tout dire et en même temps, révèlent leur impuissance à délivrer du sens. Parole peu fiable des rares témoins, souvenirs évanescents des petits-enfants, rien ne permet de rejoindre la mémoire intérieure de cette femme, telle que la définit Bergson. La photo archivée s’offre dans une instantanéité qui en fait très vite un déchet, un souvenir de mode périmée. Les photos s’accumulent et s’amoncellent sans aucun sens, étouffant le monde visible. «  Pour que l’histoire se représente,  il faut détruire la simple continuité de surface qu’offre la photographie  »   . C’est en sortant de l’idée d’une photo-archive inscrite sur le temps de la ligne et de la progression chronologique, que dans le dernier Essai surgit «  le temps retrouvé  » de la mémoire de Siegfried Kracauer. Pour cela il faut un «  lecteur imaginatif  »   à l’imagination productrice de sens.
C’est le hors-champ qui confère à la photo une ouverture à un champ de significations jamais définitives, il n’y a pas de sens en attente que l’on attendrait de voir se réaliser. Ce dernier se construit à la lumière focale de ce qui se présente. Le récit biographique de Maria Zinfert à partir des photos de Siegfried Kracauer rassemblées par son épouse, est à ce titre exemplaire de la démarche imaginative et historique telle que la conçoit ce dernier. Elle y narre sa perception fragmentaire et imaginaire des photos, ce qui sauve le récit de l’illusion continuiste et progressiste du temps. Il n’y a pas d’Histoire Universelle, juste des histoires particulières, des événements en construction de sens, parfois contradictoires.
Comme la photographie le donne à penser pour elle-même, afin de ne pas se figer dans une image-cadavre, vouée au déchet, l’histoire doit rester ouverte dans ses perspectives et admettre pour elle-même un hors-champ. Rien n’est joué, tout reste à faire dans une histoire qui n’a pas de direction. Il y a certes des indices, mais nous ne pouvons pas les apercevoir, à moins de connaître la fin de l’histoire. La photographie n’est pas reproduction, pas expression. Elle en appelle à un travail de l’imaginaire