Au comptoir des Presses d'Université, Jean Baubérot, Céline Béraud et Philippe Portier ont accepté de s'entretenir avec Maryse Emel et de poser devant l'appareil photo d'Isabelle Lévy-Lehmann dont le studio se trouve au-dessus du Comptoir.

Le succès récent du concept de « fraternité » fut le point de départ de notre discussion. Je leur avais amené un extrait du rapport ministériel « Pour que vive la fraternité » à l’origine de « la Réserve citoyenne » mis en œuvre dans les écoles et collèges. Jean Baubérot, Céline Béraud et Philippe Portier auteurs pour le premier des 7 Laïcités françaises, et les Métamorphoses catholiques pour les deux autres chercheurs, tinrent d’abord à présenter leur démarche.
Sortir d’une représentation consensuelle de la laïcité ou du catholicisme.
Céline Béraud : « Notre travail a consisté à observer à travers le prisme du Mariage pour tous l’état du catholicisme. On a beaucoup entendu parler de l’opposition catholique à ce mariage. Ce qui ressort de nos enquêtes, c’est une forte occupation médiatique du mouvement défendant la loi naturelle, hostile à l’avortement ou encore à l’euthanasie, au nom d’une certaine conception de la famille mais aussi d’une valorisation d’une idée de la « nature » créée par Dieu, alors que tous les catholiques ne partagent pas nécessairement cette vision. Cela cache une diversité de courants au sein de cette religion ou encore des contradictions à l’intérieur d’un même courant. Bien sûr ce n’est qu’un angle de perception de la réalité de cette religion et il y en a bien d’autres à développer dans d’autres recherches.»
Philippe Portier : Stratégiquement, l’Eglise Catholique a voulu faire croire à un unanimisme chez les Evêques, afin de promouvoir un discours qui se présente comme universaliste et en minimisant les discours d’opposition. 
Cela n’a pas empêché certains d’entre eux de se démarquer de ce discours pour exprimer leur opposition, expliquera Céline Béraud.
Jean Baubérot : « Il en va de même à propos de la laïcité. Il n’y a pas en France un seule modèle de laïcité. Il faut sortir aussi de cette vision réductrice de la laïcité. Il y a ce que l’on a retenu de l’histoire qui a produit la loi de 1905, écrite surtout par un homme, Aristide Briand, et il y a les représentations que l’on s’en fait. Au départ j’avais établi six idéaux types, terme initié par Max Weber. C’est en me rendant à Tokyo que l’on m’a fait remarquer qu’il manquait à ma présentation des laïcités la septième, cette laïcité que j’ai nommée « ouverte ». Mais surtout, ce que je mets en place dans mon livre c’est qu’il n’y a pas de laïcité à la française. Il y a plusieurs types de représentations de la laïcité qui coexistent les unes les autres : une laïcité antireligieuse portée par Michel Onfray par exemple, une laïcité gallicane, les laïcités séparatistes, la laïcité identitaire, la laïcité concordataire et la laïcité ouverte. À ce propos, je suis en train d’écrire un livre sur la laïcité pour les enfants. Il s’agit de sortir les futurs citoyens d’un discours figé sur la laïcité n’ayant rien à voir avec la réalité sociale.

La nostalgie de la communauté. Un modèle d’exclusion.

Quand l’Etat va mal alors surgit la nostalgie, complète Philippe Portier. Dans le questionnement qui ici nous occupe, il y a une nostalgie de la communauté. On poursuit le rêve d’une réconciliation organique des citoyens. Or comme nous l’avons analysé à propos des catholiques et de leur réaction vis-à-vis du Mariage pour tous, l’unanimité des opinions qui créerait un universel  n’est elle-même qu’une représentation.
Jean Baubérot : à ce titre la loi de 1905 est une loi contraignante qui tente de rassembler la société civile à une époque donnée. Ce qu’on tend à en retenir aujourd’hui c’est ce qui justement n’a pas été retenu par les législateurs en 1905. La laïcité antireligieuse qui, actuellement se réclame de la IIIe République, veut durcir ce qui au départ se donne dans un certain contexte historique. Les données sociales ne sont plus les mêmes mais surtout il faut sortir de l’idée d’un modèle français de laïcité unique.

Un lien social à repenser

Philippe Portier : « Je pense au livre de Pierre Birnbaum, Les Désarrois d'un fou de l'État : entretiens avec Jean Baumgarten et Yves Déloy. L'Etat fort était un Etat fortement différencié, chargé d'assurer l'émancipation des individus. Or, il se trouve contraint aujourd'hui de recourir aux forces de la société civile. La fraternité ou la mort clamait Saint Just rappelle Jean Baubérot. La fraternité est une expérience singulière. Elle n’est pas normative. On ne peut obliger personne à être fraternel, bienveillant envers son prochain.
Philippe Portier : « C’est une sorte d’impératif catégorique moral qui concerne l’individu dans sa vie morale. Toute société transmet ses valeurs. le problème est d'articuler en la matière le rôle de l'Etat et le souci de la liberté. C'est un problème auquel se sont heurtés les républicains. »
Jean Baubérot : « La fraternité n’a toujours été qu’un liant afin de tenir ensemble la liberté et l’égalité, ces deux principes de notre constitution, difficilement conciliables. »
La difficulté depuis l’avènement de l’Etat moderne, précise Philippe Portier, c'est la constitution d'une cohésion sociale alors qu'on est confronté à l'individualisme. Mais tout n’est pas perdu. L’appel du gouvernement aux réseaux associatifs n’est pas sans rappeler les analyses de Tocqueville. Ces réseaux proposent d’autres formes de liens sociaux et sortent de l’idée d’un lien social unique.

Le modèle de la constellation.

Céline Béraud : « À la fin du livre nous parlons de « constellation », un terme repris à Walter Benjamin, pour définir cette fluidité de nos valeurs sociales. Il n’y a pas un modèle unique de lien social, parce que tout ne cesse de circuler ».
Une constellation n’a pas de centre. Les liens sociaux se déploient dans leur infinité, dans un entrelacs de possibles.
Nous en restâmes là. L’heure de la photo sonnait

 

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