Un ouvrage utile et passionnant pour comprendre l’incidence des études de genre sur les recherches scientifiques contemporaines.

La gageure du genre

Trouble dans le genre de Judith Butler   fête cette année un double anniversaire. Voilà vingt-cinq ans que le livre qui insuffla un renouveau aux mouvements féministes et aux études de genre a été publié. Et voici dix ans que sa traduction française a débarqué sur nos terres. Les conséquences de cette publication et de sa version française, aussi bien aux Etats-Unis que dans l’Hexagone, ont été retentissantes. Elles ne se sont d’ailleurs pas cantonnées au strict domaine universitaire. Elles ont été idéologiques, politiques et ont dessiné des territoires inédits pour l’engagement (post-)féministe et la défense des droits des minorités sexuelles. Bref, aussi bien dans le champ de la théorie que de la pratique, en France comme aux Etats-Unis, le genre représente aujourd’hui un point d’appui pour des propositions se voulant ouvertes et anti-discriminatrices ou, tout au contraire, un ennemi à abattre pour les pensées conservatrices qui cherchent à cautionner l’ordre moral. Dans tous les cas, les études de genre sont devenues incontournables dans la plupart des champs de la culture occidentale.

Alors le moment est peut-être venu de s’interroger de manière frontale : qu’est-ce que le genre ? Si la question est simple à formuler, trouver de quoi y répondre sans être trop simpliste est loin d’être évident. Le livre de Laurie Laufer et Florence Rochefort se lance dans cette gageure avec rigueur, pédagogie et ouverture d’esprit. De la religion à la biologie, en passant par le cinéma, l’histoire, l’anthropologie, la psychanalyse ou la linguistique, l’ouvrage brosse un panorama de l’influence du genre dans des domaines fondamentaux pour la compréhension de l’être humain. Soulignons, avec joie, que les contributions réunies sont issues d’une majorité de femmes tou.te.s spécialistes et universitaires. Chaque article a une ambition double. D’un côté, il explique en quoi le genre, en tant qu’outil théorique, permet de saisir sous un jour nouveau les tenants et les aboutissants de la discipline étudiée. De l’autre, il s’efforce de donner sa définition du concept.

Nombre de questions aussi simples que dérangeantes sont abordées. Pourquoi a-t-on choisi un terme grammatical – le genre – pour désigner ce qui, dans la formation des identités et des comportements sexuels, est déterminé par les usages sociaux, les normes et la culture ? Comment le genre influence-t-il les recherches anthropologiques ? Comment les recherches scientifiques sur le cerveau ou les chromosomes peuvent-elles tirer profit d’une approche genrée ? Comment l’industrie cinématographique contribue-t-elle à façonner les représentations et les idéaux de ce que devraient être un homme et une femme ? Comment le sport est-il un haut lieu d’enjeux biopolitiques et pourquoi reste-t-il un fief de la virilité ? Quelle incidence l’Eglise catholique a-t-elle sur les débats autour du genre ? Dans quelle mesure être perçu comme une fille ou un garçon influence la réussite scolaire d’un enfant ? Pourquoi le travail des femmes vaut-il moins ? Qu’est-ce que fait le genre à la psychanalyse ?

Pour répondre à ces questions, et notre liste n’est pas exhaustive, les auteures s’appuient à la fois sur le fruit de leur propres recherches et sur des travaux déjà publiés, le plus souvent outre-Atlantique. Il faut d’ailleurs saluer ici la qualité des notes qui renvoient à quantité de références permettant aux lectrices et aux lecteurs d’approfondir les thématiques qui les intéresseront. Pris dans son ensemble, le livre témoigne ainsi à la fois du retard que la France a pu prendre dans ce type d’investigations et de sa volonté solide de le rattraper en portant à la lumière des propositions scientifiques novatrices prétendant moins à l’universelle Vérité qu’à faire valoir une réflexion située. Bref, on a là affaire à un ouvrage qui se veut à la fois ouvertement « engagé » et « scientifique ».

Dire les corps

Chapitre après chapitre, si l’on ne trouve pas de réponse univoque, ou toute faite, sur ce que serait le genre, on croise en tout cas, des tentatives d’explication du décalage de la mise en place de ces travaux dans les universités françaises par rapport aux Etats-Unis. L’accent est mis à plusieurs reprises sur le refus français, même de la part de certaines féministes, de la catégorie de genre en raison de sa trop riche polysémie (genre renvoyant à la classification grammaticale mais également à la classification tout court : on parle de genre en littérature et en cinéma). Dans leur article, Yannick Chevalier et Christine Planté prennent au contraire le parti de profiter de cette multiplicité de sens pour proposer aux linguistes et aux philologues de travailler à démontrer l’historicité du concept, ses propres variations. Les auteurs insistent aussi pour que l’on prête davantage attention à la langue, notamment à l’invisibilisation du féminin et à l’universalisation du masculin qui y sont à l’œuvre en français. Le pari est d’insister sur la généalogie du genre (grammatical) et sur la relativité de ses usages dans les différents idiomes et au cours l’histoire. En faisant vaciller l’immobilisme par la linguistique, on parviendrait alors à remettre en cause la perpétuation de la hiérarchie de genre.

Remarquons encore la diversité des positionnements rencontrés au fil de la lecture. L’anthropologue Marie-Elisabeth Handman démontre un réel intérêt pour la déconstruction du mythe de la nature et de tout essentialisme, en particulier s’il s’agit de se pencher sur des populations déviants du modèle canonique du couple hétérosexuel. Toutefois, elle refuse « l’animosité à l’égard des hétérosexuels dont font preuve certains militants queer »   . De son côté, l’analyse historique du corps féminin, développée par Evelyne Peyre et Joëlle Wiels, remet en cause les certitudes à propos de la soi-disant infériorité, du supposé déficit, de la prétendue faiblesse qui semble naturellement caractériser ledit beau sexe. « L’image du corps dévalué des femmes perdure malgré les arguments scientifiques qui, au fil des siècles, prouvent le contraire ». C’est aussi ce que met en avant l’article sur les « Théories du genre et les neurosciences » de Catherine Vidal qui, par l’intermédiaire des technologies de pointe comme l’IRM, parvient à démontrer qu’il y a plus de « différences cérébrales entre personnes d’un même sexe [… et que celles-ci] dépassent les différences entre les sexes »   . Vidal n’hésite pas non plus à battre en brèche les évidences bien partagées et les appels à la naturalité biologique du corps comme ultime instance pour distinguer le masculin du féminin : « Chaque femme a sa propre façon de vivre son cycle menstruel, sa grossesse ou sa ménopause. Prétendre que c’est la testostérone qui fait les hommes compétitifs et agressifs, tandis que les œstrogènes rendent les femmes émotives et sociables, relève d’une vision simpliste bien éloignée de la réalité biologique »   .

Les cultures du genre

Avec le genre, du plus naturel au plus culturel, il n’y a qu’un pas. C’est celui que franchit Geneviève Sellier dans son analyse des productions cinématographiques. L’auteure trace un panorama des études de genre consacrées au septième art. Grâce à ces travaux, sans doute parmi les plus avancés parce qu’en cours depuis de longues années, elle montre comment on parvient à explorer « la façon dont les cultures pensent, construisent, fantasment les rapports homme/femme »   . A suivre le texte de Catherine Louveau, le sport, son incontournable binarité dans les compétitions professionnelles et sa médiatisation à outrance, contribue largement à l’établissement de normes sociales définissant la féminité et la masculinité mais peut tout aussi bien être envisagé comme un lieu de subversion et de questionnement de ces mêmes normes. Nicole Mosconi épingle la sphère scolaire comme un autre relai de l’acquisition des rôles genre. Loin de l’idée courante qui présente l’école en tant qu’institution garantissant l’égalité des chances pour touTEs, son travail démontre que l’apprentissage y consiste davantage en un « apprentissage de positions sociales et sexuées inégales »   . L’auteure remarque qu’ « il y a une combinaison complexe du sexe avec l’origine sociale et ethnique pour déterminer la position que l’enseignant-e attribue à chacune et chacun dans la classe »   . Or cette situation est largement prolongée au moment du passage à la vie active. Jacqueline Laufer, Séverine Lemière et Rachel Silvera rappellent que la reconnaissance du travail des femmes est encore trop dépendante de référentiels masculins qui sont systématiquement perçus comme neutres. Elles prônent une revalorisation des emplois dits féminins et une modification de la hiérarchie des postes : « des infirmières ne doivent-elles pas avoir le même salaire que des gendarmes et les aides à domicile le même que celui des éboueurs » ?   .

Pascale Molinier prolonge cette réflexion sur le travail dans un article remarquable où elle interroge les liens entre travail et sexualité jusqu’à affronter l’épineuse question de la prostitution. Sa réflexion sonne particulièrement juste lorsqu’elle décrit le refoulement conscient du sexe dans le monde du travail et son cloisonnement, aussi forcé que féroce, entre le privé et le public. Elle plaide pour « l’analyse de la réalité. Seule cette dernière permet de réinterroger les certitudes leurrantes et de déjouer les points de vue moralisateur »   . Michel Bozon prend en charge une autre disjonction : celle du plaisir sexuel et de la reproduction. Il en tire les conséquences quant à la reconnaissance de nouvelles formes de relations dans le champ social (par exemple le mariage pour tous) sans pour autant crier victoire. Selon lui, si l’institution ne garantit plus la sexualité et si l’on assiste bel et bien à une évolution des mentalités en matière de sexualité, cette dernière n’en demeure pas moins inscrite dans un dispositif normatif fondamentalement inégalitaire et hétéro-centré. C’est dans ce contexte de transformation sociale que la contribution de Laurie Laufer, psychanalyste, apporte une réflexion éthique tout à fait centrale pour penser la prise en charge du mal-être des sujets contemporains. Selon elle, « le genre […] introduit une dimension politique dans la façon de penser les rapports, et donne une visibilité et une puissance d’agir aux minorités stigmatisées par les discours psychopatologisants et psychiatrisants »   . Le parcours psychanalytique inauguré par Freud se doit de transporter l’usage discriminant de la norme vers un travail s’appuyant sur l’amour : « Eros est l’élan égalitaire, l’invention freudienne tient sur cette technique-là »   .

A ces contributions s’ajoutent encore celles de Florence Rochefort qui dresse un historique passionnant des positions de l’Eglise concernant le mariage homosexuel. Preuves à l’appui, elle montre la dimension conservatrice du respect de l’ordre symbolique en jeu dans la controverse contre La théorie du genre menée par le Vatican. A l’inverse, Réjane Sénac estime que les détracteurs de La théorie du genre ne font que révéler le sexisme propre à notre XXIe siècle. « Ainsi, si l’adoption de la loi du 17 mai 2013 interroge l’hétéronormativité de notre contrat social, elle ne suffit pas à mettre fin à l’imbrication entre l’idéologie de l’ordre naturel de la complémentarité des sexes et le principe d’égalité républicaine »   .

L’archipel du genre

A la sortie d’un tel parcours, les lectrices et lecteurs, qu’elles et ils soient spécialistes ou néophytes, seront non seulement enrichiEs de connaissances et de précisions utiles sur l’origine et les développements du concept mais convaincuEs du bien-fondé du renouvellement des approches épistémiques à partir de la catégorie du genre.

Elles et Ils gagneront aussi la ferme conviction que La théorie du genre n’existe pas. Penser le genre, c’est plonger dans les eaux troubles d’un archipel qui s’efforce de se décaler du territoire des évidences non thématisées. Elles et IIs apercevront comment les normes, les habitudes de pensée, les conditionnements sociaux déterminent profondément les façons de percevoir le monde, la nature, la différence des sexes et même le savoir lui-même. La construction de nos identités d’hommes et de femmes, d’hétérosexuel.le.s ou d’homosexuel.le.s, voire de toute autre catégorie de représentation de soi, mérite d’être interrogée afin de faire évoluer les relations de pouvoir que cautionnent les normes en vigueur dans nos sociétés occidentales comme ailleurs. En effet, l’être humain a tendance à absolutiser les normes : faire comme si celles d’aujourd’hui étaient intemporelles, immuables, comme si les femmes avaient été invisibles dans l’histoire, parce qu’elles n’y auraient pas eu de réelle importance. Nicole Mosconi a raison de souligner dans son texte que les savoirs implicites bénéficient d’une longévité bien coriace.

Par ailleurs, dès leur introduction, les directrices scientifiques du volume évoquent « l’urgence » de révoquer pareilles habitudes de fonctionnement lourdes de discriminations aussi bien dans le champ de la recherche scientifique qu’en dehors. Appliquer le genre non seulement au contenu de nos savoirs, mais aussi à nos manières de les agencer, de les mettre en forme, s’avère être sans doute l’une des seules solutions pour contrer l’insistance avec laquelle s’impose aujourd’hui encore la domination masculine. Qu’est-ce que le genre ? permet donc de voguer sur ces eaux, riches de transformations, de revendications et de savoirs à inventer, sans s’y noyer

 

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