Un essai original sur la consolation, très marqué par Hans Blumenberg, qui laisse malheureusement insatisfait et ne réussit guère à convaincre.

Dans son nouvel essai intitulé Le temps de la consolation qui vient de paraître aux éditions du Seuil, Michaël Fœssel se positionne résolument, quoiqu’avec une relative discrétion, en héritier et en disciple original de Hans Blumenberg, tout en confirmant son importance dans le champ de la philosophie française contemporaine. Nul doute que le philosophe allemand, disparu en 1996, aurait pris connaissance avec le plus vif intérêt de la manière dont les thèses qu’il a avancées et la méthodologie qu’il a élaborée en 1966 dans La légitimité des temps modernes   se prêtent à être reprises, prolongées et développées pour être appliquées à l’élucidation d’un thème (celui de la consolation) que lui-même n’a pas étudié, à proprement parler, sans l’avoir pour autant tout à fait négligé.

Il n’a en effet pas échappé à l’attention de Michaël Fœssel, en excellent lecteur de Blumenberg qu’il est, que le thème était bel et bien présent sous sa plume, notamment dans le volume intitulé Description de l’homme paru en 2006   – mais l’on pourrait aussi citer des travaux moins tardifs, que ne mentionne pas Michaël Fœssel, tels que Die Genesis der kopernikanischen Welt (1975),  Lebenszeit und Weltzeit (1986) ou Höhlenausgange (1989) –, en des pages brèves mais décisives, où Blumenberg met au jour quelques unes des préoccupations centrales qui parcourent toute son œuvre. Il serait à peine exagéré de dire que l’essai de Michaël Fœssel est de part en part une longue et profonde méditation des phrases dans lesquelles Blumenberg déclare, de façon quelque peu énigmatique, que "nous sommes devenus presque incapables de disposer du prodigieux arsenal d’instruments de consolation et de temporisation qui a été accumulé au cours de l’histoire de l’humanité. Et cela vaut aussi pour les interprétations du monde, qui n’avaient pas d’autre but que d’apporter de la consolation à l’homme"   .

Blumenberg élevé à la seconde puissance

De Blumenberg, Michaël Fœssel – sans le dire explicitement – retient non seulement la thèse centrale défendue dans La légitimité des Temps modernes – à savoir que l’émergence des Temps modernes introduit une rupture fondamentale et constitue une véritable nouveauté dans l’histoire de l’humanité, laquelle ne se laisse pas interpréter à la lumière du théorème de la sécularisation selon lequel les Temps modernes dépendraient en dernière instance d’un horizon théologique non maîtrisé et reposeraient sur un transfert à l’humanité (ou à certaines de ses œuvres, comme l’Etat) d’attributs traditionnellement associés à Dieu –, mais encore les principaux instruments conceptuels forgés par le philosophe allemand : le concept de "seuil historique", celui de "réinvestissement" (Umbesetzung), celui de "fonction", etc., articulés les uns aux autres dans la perspective d’une philosophie de l’histoire pour laquelle un "seuil historique" est franchi dès lors que, dans un système de questionnement, les réponses ne fonctionnent plus, le passage d’une époque à une autre consistant à "réinvestir" des positions devenues vacantes par des contenus anciens modifiés, dont la nouveauté tient à la fois à ces modifications et à leur "fonction" nouvelle dans le système de questionnement.

Le projet de Michaël Fœssel consiste à s’inspirer de cette conception de l’histoire en en déplaçant subtilement l’angle d’analyse pour considérer, non plus les processus de transmission culturels et les déplacements d’ensemble qui redessinent les conditions de possibilité d’une nouvelle époque (travail dont s’est magistralement acquitté Blumenberg), mais le retentissement de la rupture moderne sur le nouveau type d’humanité qui en résulte et qui se voit contrainte de se donner une raison d’être sans pouvoir recourir aux modes de légitimation anciens. C’est ainsi que les concepts descriptifs majeurs de Blumenberg, destinés à saisir la rationalité d’un processus objectif conduisant à l’apparition du monde moderne, sont réinterprétés du point de vue de l’expérience qu’en font les sujets de l’histoire : le franchissement d’un seuil historique est alors compris comme une "épreuve" au cours de laquelle les hommes font l’expérience douloureuse de la "perte" d’un monde dans lequel les contenus traditionnels sont devenus indisponibles ; le réinvestissement est compris quant à lui comme un procédé visant à proposer des "substitutions" ou des "suppléments" devant remplacer ce qui a été irrémédiablement perdu et répondre à la "détresse" qu’engendre la perte de repères traditionnels, etc.

Or qu’est-ce qu’éprouver la perte d’un monde comme un malheur exigeant que quelque chose soit offert à la place de ce qui a été perdu si ce n'est porter le deuil d’un ordre ancien dont la disparition appelle une consolation ?  L’idée originale de Michaël Fœssel est, si l’on ose dire, d’élever la philosophie de l’histoire de Blumenberg à la puissance deux, en cernant la perte dont les Temps modernes sont la scène comme étant d’abord et avant tout la perte des repères traditionnels de la consolation elle-même, en voulant signifier par là que la principale rupture introduite par les Temps modernes est celle qui a rendu brutalement inexploitable le "prodigieux arsenal d’instruments de consolation et de temporisation qui a été accumulé au cours de l’histoire de l’humanité", ainsi que "les interprétations du monde qui n’avaient pas d’autre but que d’apporter de la consolation à l’homme". L’homme moderne peut dès lors être peint sous les traits de l’"inconsolé", c’est-à-dire d’un individu conscient de la rupture, vécue comme une privation intolérable, en attente de consolation et incapable de trouver un soulagement à ses tourments dans les idéaux traditionnels de vie normée. L’avènement des Temps modernes coïncide aussi bien avec le temps de la consolation – le temps d’une protestation éthique exigeant qu’une consolation soit offerte en compensation de la perte de ce que nous avons-nous-même détruit, sous la forme de l’invention de procédures, de thèmes et de concepts appelés à s’imposer en lieu et place des anciens modèles de consolation. 

De la consolation des Anciens et des Modernes

C’est à cette tâche que s’attelle Michaël Fœssel en réclamant un appel en révision du "procès" que, à l’en croire, la modernité aurait intenté à la consolation, dans laquelle elle aurait refusé de voir une entreprise proprement philosophique pour se fixer comme unique objectif la découverte et la détermination de la vérité, indifférente comme telle aux attentes existentielles des hommes. Le désenchantement du monde, consécutif à l’avènement des Temps modernes, se serait traduit par la domination sans partage de ce que Michel Foucault appelait les "savoirs de connaissance", ne délivrant que des informations objectives, en lieu et place des "savoirs de spiritualité" de l’antiquité visant à transformer en profondeur le sujet qui se les approprie. La modernité se serait fixée pour unique programme d’élucider les conditions objectives de l’expérience en abandonnant purement et simplement à la religion ou à la psychologie la tâche de constituer le sujet en sujet actif de sa propre expérience. Comme le dit l’auteur, "à force d’être objectivée, la vérité [est devenue] subjectivement superflue. Précisément parce qu’il explique tout, le savoir rationnel ne console de rien"   .     

Entendons bien : le projet de Michaël Fœssel n’est pas d’élaborer une philosophie consolatrice, en renouant avec une tradition dont il estime au contraire que l’effondrement est constitutif des Temps modernes, mais de démontrer que la consolation est un concept philosophique et même une catégorie politique, en ce sens où toute politique est essentiellement liée à un ensemble de "disparitions" des anciennes formes de vie et des modes de structuration de la société, ainsi qu’à des "pertes" d’idéaux  qui étaient liés à des exigences de justice. Si donc la philosophie doit apprendre à répondre au besoin de consolation, c’est à la condition de montrer – conformément à la méthodologie historique de Blumenberg des "identités fonctionnelles" – de quelle manière la consolation, loin de disparaître de l’horizon moderne, a plutôt changé de signification, et à la condition aussi de comprendre pourquoi l’attachement à ce qui a été perdu n’a de sens que comme point de départ à de nouvelles exigences en matière de justice.

De là la division du livre en deux parties. Dans la première (intitulée "Grammaire"), il s’agira d’élucider les principales configurations historiques qui ont permis, par le passé, de répondre au besoin de consolation, non dans l’espoir vain de ressusciter les ordres anciens, mais afin au contraire, en deuxième partie (intitulée "La consolation des Modernes"), de mieux saisir les pertes qui constituent notre époque, et de déterminer les formes, les procédures et les institutions qui pourraient le mieux aujourd’hui offrir quelque chose en échange de notre tristesse. En outre, en démontrant, textes en main, que les écrits relevant du genre consolatoire ressortissent à une logique pouvant être codifiée et qu’ils obéissent à des règles strictes, il est possible de comprendre que ce n’est pas parce qu’elle échapperait par principe aux pouvoirs de la raison que la démarche de consolation a été exclue du champ des préoccupations philosophiques à l’époque moderne, mais plutôt en raison de sa dépendance à l’endroit d’un modèle de rationalité qui a cessé d’être crédible.

Car il apparaît à l’examen qu’aucune des trois instances sur lesquelles le malheureux a longtemps compté pour soulager son malheur n’est plus désormais disponible. L’idée d’appartenir à une nature plus grande que soi et que son malheur, l’idée de se savoir membre d’une communauté qui accueille alors que la souffrance isole, l’idée qu’il existe toujours un langage qui peut mettre des mots sur une douleur jusqu’ici muette, ne produisent plus aucun effet de consolation parce que nul ne croit plus, si ce n’est quelques écologistes étourdis, en l’existence d’une nature avec laquelle il serait possible de se réconcilier par-delà la séparation instituée par la culture, ou en l’existence d’une communauté sociale et politique où les hommes pourraient se fondre comme dans un corps organique ou en l’existence d’un langage qui produirait une vérité agissant directement sur les malheurs intimes.

Les "catégories de la consolation" sont devenues tout autre et se laissent élucider dans le procès de transformation des ordres anciens de la consolation : en lieu et place de la confiance dans les pouvoirs consolateurs de l’évocation du passé et de la mémoire est apparue l’espérance dans les progrès de l’humanité ; en lieu et place  de la fusion en un corps social organique sont apparues toutes les théories politiques classiques de la représentation qui font désormais de l’unité sociale le résultat d’un artifice ;  en lieu et place d’une parole de vérité qui soit telle qu’elle suffise à produire une forme de subjectivation armant le sujet contre les maux de l’existence est apparue un discours distinguant rigoureusement entre l’élaboration d’un savoir rationnel et l’élaboration d’une morale, laquelle vise surtout, paradoxalement, à l’instar de la morale provisoire de Descartes, à consoler les hommes de devoir vivre sans le secours d’une morale susceptible de leur apporter une entière consolation.

D’une improbable histoire de l’avènement des Temps modernes

Ainsi brièvement résumé, le propos de Michaël Fœssel ne manquera pas de frapper par son ampleur de vue, par l’originalité des thèses avancées et par l’ambition qui l’anime. Mais il n’est guère besoin d’aller beaucoup plus loin que l’introduction pour que les premiers doutes sur sa pertinence s’élèvent dans l’esprit du lecteur.

La thèse inaugurale, proprement structurante et dont on peut estimer qu’elle constitue l’intuition séminale de l’essai dans son intégralité, selon laquelle la philosophie moderne aurait renoncé à consoler, laisse immédiatement sceptique. Si l’on veut dire par là que, dans les Temps modernes, la consolation a cessé d’être un genre philosophique à part entière, et que la consolation n’y est plus jamais présentée comme l’objectif unique d’un savoir rationnel, alors force est de donner raison à l’auteur. Il resterait toutefois à examiner précisément la manière dont, dans l’Antiquité, cet objectif était poursuivi et la façon dont les philosophes prétendaient l’atteindre, en vérifiant la validité de l’hypothèse selon laquelle "la recherche de la vérité [était] subordonnée à l’intention de produire un effet sur l’interlocuteur"   , dans une réduction de la philosophie à la rhétorique qui paraît d’emblée mal restituer le mode spécifique d’articulation entre philosophie et spiritualité.

Réciproquement, la présentation du sujet moderne comme sujet transcendantal "devenu trop critique pour être consolé", lieu d’une "universalité anonyme" où s’élaborent les conditions a priori de l’objectivité   apparaît comme une caricature des théories de la subjectivité avancées dans les Temps modernes, qui fournit certes un bel effet de symétrie avec les théories antiques, mais dont on ne voit pas bien à quel auteur ni à quelle doctrine elle renvoie exactement. Ici comme souvent dans cet essai, on a le sentiment que l’auteur a produit de toutes pièces, pour les besoins de la cause, une histoire de l’avènement des Temps Modernes qui se ramène en fin de compte à une simple construction.

Ce sentiment se renforce au fil de la lecture, à l’abord de la première partie consacrée à la "grammaire" de la consolation. On ne saurait exagérer l’immense importance du thème de la consolation dans l’Antiquité grecque et latine : loin de constituer une composante parmi d’autres de la philosophie, la consolation définit une détermination essentielle du discours philosophique en tant que tel, et lui est pour ainsi dire coextensive. Pour cette raison même, c’est à peu près toutes les philosophies antiques (et pas seulement ces dernières car le thème imprègne profondément la civilisation grecque et latine, et se retrouve dans les écrits médicaux, les textes religieux, politiques, juridiques, littéraires, etc.) qui mériteraient d’être convoquées pour mettre au jour la rationalité à laquelle obéit le processus de consolation. Même si l’on comprend bien que Michaël Fœssel n’ait pas voulu consacrer à cette étude plus de place que nécessaire dans les limites du projet qu’il s’est donné, l’on s’étonne néanmoins de l’indigence des références mobilisées à cet effet. Si les auteurs incontournables que sont Sénèque, Cicéron, saint Augustin et Boèce sont bel et bien cités (parfois de manière allusive), on ne trouvera à peu près rien d’autre, à l’exception de Malherbe et d’un auteur mineur du XVIIe siècle nommé Nicolas Pasquier. Comment croire, sur la base d’un inventaire aussi sommaire et approximatif, que les composantes essentielles du genre consolatoire aient été mises au jour ?

On ne trouvera pas non plus un seul mot sur la distinction pourtant classique entre "consolation chrétienne" et "consolation spirituelle"   , et pas davantage sur le renouveau du thème de la consolation à l’époque de la Renaissance italienne   . Pourquoi aucune attention n’est-elle prêtée aux nombreuses études consacrées au thème de la consolation antique, patristique et médiévale, qui aurait au moins permis de baliser le terrain, à défaut de l’explorer soi-même, et dont certaines s’imposent littéralement à quiconque souhaite entreprendre un examen un tant soit peu sérieux du sujet   ? Faute d’une étude suffisamment attentive des formes extrêmement diverses que la consolation a pu recevoir au cours des siècles, Michaël Fœssel se voit contraint d’écraser toutes les différences et de réduire la richesse de ses manifestations à l’idéal-type qu’il en propose.

De la persistance à l’époque moderne du projet philosophique de consolation

Plus embarrassant encore, l’élucidation des formes majeures de consolation tourne court dans la mesure où aucune analyse n’est proposée des états d’âme corolaires qui appellent ce type de sollicitude, les termes de "malheur", de "détresse", de "tristesse", de "chagrin", etc.,  étant laissés dans un état de grande indétermination conceptuelle et tenus pour à peu près synonymes. Or en manquant de leur offrir une élaboration conceptuelle, l’auteur échoue par là même à voir qu’aux diverses configurations historiques accueillant le besoin de consolation correspondent autant de déterminations différentes de ce besoin lui-même, dont la déclinaison aurait mérité d’être examinée de près, de la mélancolie antique (entendue comme humeur, comme maladie ou comme tempérament, selon les modèles physiologique, pathologique et caractérologique que les Anciens avaient patiemment élaborés) jusqu’à l’ennui moderne en passant par l’acédie des traités alexandrins et byzantins, comme l’ont montré de nombreuses et précieuses études que, une fois encore, Michaël Fœssel ne mentionne jamais  

C’est cette méconnaissance de la variété des composantes de la consolation et de la diversité des formes que peut revêtir le besoin de consolation qui le conduit à ignorer la persistance de ce thème, par-delà son indéniable déclin au seuil de l’âge classique, chez des auteurs tels que Nietzsche ou Schopenhauer   , à sous-estimer son importance dans l’entreprise psychanalytique, laquelle constitue à certains égards l’ultime avatar d’une tentative multiséculaire de thérapie par la parole   , et à expédier en quelques pages l’analytique heideggérienne du souci sans réussir à tirer tout le parti qu’il pourrait de la mise au jour de l’existential de la Befindlichkeit dans Sein und Zeit, puis, après la Kehre, des efforts visant à dégager le caractère d’événement (Ereignis) des dispositions émotives – ensemble qu’il aurait fallu mettre en relation avec l’importante analyse phénoménologique de l’ennui proposée dans les cours de 1929-1930.     

Et c’est sur ce point sans doute que la thèse d’un prétendu "divorce" de la philosophie moderne avec le projet même d’une consolation apparaît la plus fragile et la plus difficilement soutenable, car il est tout simplement inexact que la philosophie se soit jamais réduite, à l’une quelconque des époques de son histoire, à un savoir rationnel ambitionnant de déterminer les conditions de l’objectivité sans aucun égard pour les effets proprement pratiques d’un tel discours (on se demande, cela dit en passant, quelle place pourrait bien revenir à un penseur tel que Spinoza dans une telle lecture de l’avènement des Temps modernes, lui dont le traité fondamental de métaphysique est intitulé Ethique). Comment l’auteur peut-il en effet soutenir que la philosophie à l’époque moderne a abandonné aux psychologues, hommes de religion et autres marchands de bonheur, le soin d’apporter une consolation aux âmes en souffrance, alors même qu’il est le premier à signaler l’engouement spectaculaire, non seulement de la part du grand public mais aussi du milieu universitaire, qu’ont suscité les études (initiées en France et à l’étranger par les époux Hadot, qui auraient au moins mérité de faire l’objet d’une mention) portant sur les "savoirs de spiritualité" de l’antiquité grecque – engouement dont il serait invraisemblable de prétendre qu’il répond à un désir d’érudition, et qui suffit amplement à démontrer bien au contraire que les contemporains continuent de s’instruire auprès des Anciens, dont ils parviennent à s’approprier certains éléments doctrinaux ? Comment comprendre également la fin de non recevoir pour le moins cavalière que Michaël Fœssel adresse à l’ensemble du courant de l’éthique du care et aux nombreux travaux consacrés au thème de la vulnérabilité, qui prennent expressément en charge la tâche de répondre au besoin de consolation sous la forme actuel que ce dernier revêt ?   

De manière générale, il faut avouer que les paires disjonctives à l’appui desquelles l’auteur construit ses analyses (vérité/réconfort, raison/passion, savoir de connaissance/savoir de spiritualité, consolation/réconciliation, monde/vie, etc.) sont fort loin d’épuiser le champ des possibles et de refléter la réalité des discours tenus historiquement, et apparaissent, une fois de plus comme des constructions ad hoc, bien commodes en ceci qu’elles donnent satisfaction au goût prononcé que l’auteur semble avoir pour les grands récits totalisants ponctués de ruptures retentissantes.

Des divers usages du théorème de la sécularisation

En la matière, il se pourrait que Hans Blumenberg se révèle plus prudent que son disciple, dans la mesure où – comme l’atteste son parcours philosophique depuis la publication de La légitimité des Temps modernes jusqu’à ses derniers textes – il aura su prendre des distances de plus en plus grandes avec l’appareil méthodologique patiemment élaboré dans le livre de 1966, au point de ne plus guère recourir par la suite au concept pourtant central de "substitution", lequel n’apparaît que de manière anecdotique dans Lebenszeit und Weltzeit et dans Höhlenausgange, et dont il fera un usage ironique et autoparodique dans Begriffe in Geschichten (1998). Tout se passe comme si Blumenberg s’était aperçu que son interprétation de l’émergence des Temps modernes et sa conception objectivante de l’activité historienne l’exposaient, nolens volens, au risque des récits totalisants, le contraignant du même coup à admettre la légitimité partielle ou locale des modèles alternatifs ou concurrents d’interprétation.

Il n’est pas sûr en effet que le modèle de Blumenberg soit le plus à même de rendre compte de la modernité dans la diversité de ses manifestations. Comme nous nous sommes efforcés de le montrer sur le cas de la pensée écologique, la généalogie du discours écologique contemporain ne permet pas de savoir quel type d’usage il convient de faire du paradigme de la sécularisation, lequel peut être mobilisé soit comme schème explicatif général permettant de comprendre la genèse et la substance du monde moderne et visant à identifier des identités de contenu transférés d’une époque à l’autre et d’un champ à l’autre comme substance intangible, soit comme catégorie descriptive mettant en lumière les diverses manières dont un concept peut circuler entre des univers intellectuels très différents les uns des autres et visant à faire apparaître des identités de fonction. La puissance de l’un et l’autre modèles varie en fonction des éléments soumis à l’analyse, une certaine supériorité devant néanmoins être reconnue dans l’ensemble au modèle substantialiste   .

De là peut-être l’absence quasi totale de considérations sur l’écologie, à notre connaissance, dans l’œuvre publiée de Blumenberg. De là aussi la difficulté que semble éprouver Michaël Fœssel à rendre justice à la pensée écologique, dont nous avons déjà eu l’occasion de dire qu’elle était singulièrement méconnue, à en juger du moins à ce qu’il en était dit dans l’ouvrage précédent de l’auteur intitulé Après la fin du monde   , et à en juger à présent à ce qu’il en est dit dans les deux pages elliptiques qui lui sont consacrées   . La brièveté même de ces pages constitue un objet d’étonnement dans la mesure où le plan de l’essai commandait d’examiner les unes après les autres les différentes pertes constitutives de la modernité en référence aux configurations historiques qui ont répondu par le passé au besoin de consolation. Or si l’impossibilité d’une parole consolatoire est longuement étudiée dans un chapitre qui lui est entièrement dédiée   , et si l’effondrement de la communauté organique fait l’objet d’un examen approfondi   , l’explication des raisons pour lesquelles la référence à la nature a cessé de constituer un procédé de consolation efficace est expédiée en quelques lignes seulement, différant une fois de plus la confrontation attendue avec la pensée écologique, au sujet de laquelle le lecteur n’apprendra pas grand-chose si ce n’est qu’elle tombe sous l’accusation de naturalisme, qu’elle vit du fantasme d’une séparation avec la nature pouvant être surmontée, etc.

L’inconsolable et le voile noir du révérend Hooper

Et pourtant le discours écologique aurait plus d’un titre à s’imposer à l’attention dans le cadre d’un essai consacré au thème de la consolation, car ce sont sans aucun doute les penseurs de l’écologie qui, à l’époque moderne, auront su exprimer de la manière la plus insistante l’expérience de la perte d’un monde, de l’effondrement et de la catastrophe, en n’hésitant pas à recourir parfois aux ressources de l’apocalyptique pour articuler leur vision du monde – comme si une partie de la modernité n’avait pas eu d’autre choix que de "se réfugier dans un discours archaïque afin de dire des choses pour lesquelles il n’y a pas de mots modernes"   .

Mais la prise en compte de la pensée écologique, sous la forme sous laquelle elle s’est réellement développée depuis plusieurs décennies, aurait conduit Michaël Fœssel à revoir en profondeur l’organisation même de son essai en le contraignant à ménager une autre place à la figure de l’inconsolable (rejetée ici dans les marges des Intermèdes, en une succession de portraits des figures sublimes et orgueilleuses de l’histoire la littérature, allant d’Electre à Faust en passant par Antigone), c’est-à-dire de celui qui refuse d’admettre la perte et oppose un non catégorique à toutes les formes de "substituts" qu’on lui offre. Référence littéraire pour référence littéraire, nous choisirons de citer une nouvelle de Nathaniel Hawthorne datant de 1836 intitulée "Le voile noir du pasteur", qui est l’une des plus célèbres de la littérature américaine et l’une des plus énigmatiques. L’histoire est celle d’un révérend (le révérend Hooper) qui, un beau matin, décida de mettre un voile noir devant ses yeux, suffisamment épais pour que personne ne puisse voir son regard mais pas assez pour l’empêcher de voir le monde alentour et de se déplacer. Du jour au lendemain, le monde, pour le révérend Hooper, se rembrunit comme une veillée funèbre qui ne cesserait plus. Inquiets, ses ouailles le supplièrent à plusieurs reprises d’ôter ce voile qui symbolisait un deuil inconnu, mais en vain : il refusa catégoriquement de l’enlever, même à la demande de sa fiancée, même sur son lit de mort. A la question que lui pose sa fiancée de savoir pourquoi il porte un voile noir qui pend du front aux lèvres et pourquoi il refuse de l’enlever, il répond ceci : "L’heure viendra où chacun de nous quittera son voile", mais cette heure n’est pas de ce monde.

Quelle est la signification de ce conte ? Si ce conte est une parabole, comme le prétendait Hawthorne, de quoi est-il une parabole ? On pourrait croire qu’il est une parabole de la tristesse de l’esprit et du deuil de la coïncidence avec la réalité, mais il est probable que Hawthorne ait voulu dire exactement le contraire. Le voile noir est le signe, non pas la fuite de la réalité, mais l’expression véridique de sa nature. Qu’on le veuille ou non, la catastrophe, la suite interminable de désastres (économiques, climatiques, sanitaires, financiers, politiques, technologique, etc.) représente le phénomène fondamental de notre époque, celui qui contient à la fois sa vérité calamiteuse et le chiffre de sa fin. Personne ne peut comprendre l’état actuel des choses s’il n’est attentif à sa dimension apocalyptique. Notre connaissance des réalités telles qu’elles se présentent demande à être envisagée, non pas "du point de vue de la rédemption", comme le disait Adorno dans le dernier paragraphe de ses Minima Moralia, c’est-à-dire du point de vue du possible, mais du point de vue du désastre – à l’ombre de la bombe, comme le disaient Karl Jaspers et Günther Anders, en une métaphore qui vaut aussi pour la catastrophe écologique