Un essai brillant et stimulant sur l'idée de fin du monde, qui ne parvient malheureusement pas à intégrer dans son analyse une perspective environnementale.  

Tant de mauvais livres ont été publiés ces dernières années sur le thème de la fin du monde, de l’apocalypse, des catastrophes écologiques ou autres désastres économico-financiers, que ce n’est plus sans appréhension que l’on se risque à ouvrir les nouveaux ouvrages consacrés à cette question. Le livre dont nous allons parler ici, que vient de publier Michael Fœssel, ne cache d’ailleurs pas son jeu, et alimente d'emblée toutes nos craintes en faisant figurer sur la page même de couverture en lettres capitales les deux signifiants clés de la rengaine catastrophiste. Jugez plutôt : Après la fin du monde. Critique la raison apocalyptique.      

Une fois passé ce petit effroi épidermique, le lecteur aura la bonne surprise de découvrir un livre tout à fait passionnant, très clair, soigneusement argumenté – bref, un livre sans aucun rapport avec le tout-venant de la production philosophico-journalistique du moment. A vrai dire, la chose n’est pas pour surprendre car l’auteur s’est déjà distingué à l’attention par plusieurs publications remarquables, à commencer par le livre paru en 2008 sous le titre de Kant et l’équivoque du monde   , dont il ne serait pas abusif de dire que le présent essai constitue en un sens un prolongement pour peu que l’on tienne compte des autres essais que l’auteur a fait paraître dans l’intervalle   . La réflexion que Michael Fœssel élabore ainsi depuis quelques années a la solidité de celles qui disposent d’un objet thématique bien précis, la patience de celles qui savent remettre inlassablement leur ouvrage sur le métier, et la vitalité de celles qui savent se renouveler en se risquant dans des directions nouvelles. A ce titre, elle est de celles qui méritent discussion, et c’est pourquoi notre compte rendu s’attachera moins à une présentation du livre en ses diverses parties, qu’à une discussion critique des thèses principales qui y sont défendues.      

Isolement, acosmisme et impuissance politique

La thèse majeure, dont procèdent toutes les autres, est énoncée dès l’Introduction, et fait encore l’objet d’une ultime élucidation dans les toutes dernières pages du livre : la pensée catastrophiste contemporaine, avance Michael Fœssel, tire des conclusions erronées à partir d’une intuition juste ; elle une mauvaise réponse à une bonne question. Il ne s’agit pas de dire que la fin du monde est un concept vide de sens, mais qu’elle est mal comprise dans la mesure où la raison apocalyptique interprète comme une fin ce qui pourrait bien être un commencement, comme un désastre une situation de détresse qui appellerait plutôt de nouvelles inventions   .

En effet, poursuit l’auteur, le catastrophisme confond deux choses pourtant très différentes : d’une part, la fin du monde, comprise comme destruction sans reste de toute forme de vie sur terre, et, d’autre part, la perte du monde, comprise comme rupture du lien entre une humanité pensante et agissante et un monde auquel elle peut se rapporter de manière signifiante pour y inscrire son action en vue de le modifier et de le reconfigurer.

Que faut-il entendre par la "perte du monde" ? Selon l’auteur, le monde peut être dit perdu chaque fois que les hommes ont le sentiment d’être confronté à un ensemble de processus sur lesquels ils n’ont plus aucune prise, à chaque fois que l’avenir leur apparaît de telle sorte qu’ils finissent par l’envisager sous la figure d’un destin où il leur est impossible de faire autre chose que d’attendre que se produise ce dont ils ne peuvent pas différer l’avènement. Dans de telles conditions, la pluralité humaine, en l’absence de laquelle aucune action ne peut être entreprise, est tout simplement dissoute. Chacun est renvoyé à sa propre solitude depuis laquelle il observe en spectateur l’ordre immuable des choses – et en spectateur désintéressé par ce qu’il observe car un monde sur lequel il semble que nul ne puisse avoir la moindre prise perd toute signification et, pour ainsi dire, tout visage humain.   

La perte en monde définit précisément cette expérience où l’humanité semble avoir été expulsée du monde – elle est l’expérience de l’impossible, dit Michael Fœssel, ou mieux encore elle est l’expérience d’une sorte d’acosmisme car il n’y a plus de monde là où les choses et les êtres semblent fonctionner sans nous, selon une logique immanente qui exclut toute intervention humaine.

D’un point de vue strictement descriptif, l’expérience éthico-politique dont Michael Fœssel s’efforce de restituer les caractéristiques principales sous le nom d’acosmisme n’a certes rien d’inédit, et est même plutôt bien connue. Il ne serait peut-être exagéré de dire que l’idée selon laquelle la crise actuelle du politique tiendrait d’abord et avant tout à une crise des conditions de l’agir politique (c’est-à-dire à une crise des conditions de mobilisation de celles et ceux qui sont obnubilés par le sentiment de leur propre impuissance à changer quoi que ce soit dans l’ordre des choses dont ils subissent la logique implacable) n’est pas loin de faire consensus chez la plupart des théoriciens récents du politique – de Toni Negri à Isabelle Stengers, en passant par Gilles Deleuze, Michel Foucault, Félix Guattari, Jean-Claude Milner, Giorgio Agamben, Miguel Benasayag, John Holloway et Etienne Balibar. Il serait même loisible de montrer qu’à certains égards cette expérience de l’impossible ou de l’impuissance n’est pas propre à la modernité (ce qui n’est d’ailleurs pas sans poser problème à la démonstration qu’entend administrer Michael Fœssel, lequel fait de l’expérience de l’acosmisme une caractéristique des temps modernes, par opposition aux époques précédentes au cours desquelles l’humanité évoluait dans un milieu significatif avec lequel elle était censée entretenir un rapport sensible : celui d’un cosmos où d’une nature finalisée), et qu’elle a été fort bien saisie et élucidée dès le premier siècle de notre ère par Epictète sous le nom d’isolement, dans un texte fulgurant de ses Entretiens   qui mériterait d’être patiemment analysé.

Plus proche de nous, Marx attirait lui aussi l’attention sur le même phénomène en des pages devenues célèbres dans lesquelles il dénonçait l’autonomisation grandissante des champs constitués par les pratiques humaines, qu’il désignait parfois du terme de Naturwüsichgkeit, soit le caractère de quasi-nature qu’acquièrent les systèmes produits par l’action des hommes. Marx, dans l’analyse qu’il en proposait et qui sera reprise par Max Weber, privilégiait la forme économique du phénomène : la division du travail, sous l’autorité du marché, était selon lui la cause de la pétrification de l’activité sociale en une puissance objective qui domine les hommes et échappe à leur contrôle   . Bien d’autres auteurs pourraient être cités encore, comme ne l’ignore assurément pas Michael Fœssel, lequel toutefois choisit de citer sur ce chapitre avec insistance Hannah Arendt, en manifestant par là même la dette intellectuelle en effet considérable que l’ensemble de l’essai a contracté à son égard.

Pour Arendt, le monde et l’humanité se présupposent d’une certaine manière l’un l’autre, en tant que le monde est une condition de l’humanité (dans la mesure où il déploie entre les hommes un espace intermédiaire leur permettant de se distinguer les uns aux yeux des autres et de s’organiser pour mettre en place une action collective), et en tant que l’humanité est une condition du monde (compris comme espace public, et non pas comme milieu naturel ou cosmos finalisé où une place et une seule de toute éternité est échue à chacun). Nous faisons l’expérience de l’isolement – ce qu’Arendt nomme désolation – lorsque, sous un régime de terreur politique, l’espace entre les hommes est détruit et que les hommes sont écrasés les uns contre les autres en les mettant dans l’incapacité d’agir, de prendre une initiative et d’exister en tant qu’homme les uns aux yeux des autres.

La leçon d’Arendt, que retient Michael Fœssel, est que l’existence d’un être n’est celle d’un homme que s’il a accès à un espace public où il peut agir et parler aux yeux de tous, un espace d’apparence où chacun peut se révéler à soi-même et aux autres, révéler qui il est et tisser avec les autres individus un lien communautaire au travers d’une action concertée. En privant un homme de l’espace public d’apparence où se déploie son existence avec les autres, on le prive du monde commun qu’il partage avec eux en sa qualité de citoyen, on le prive du lieu humain où se tramaient l’action concertée et la parole publique, on le prive de sa propre exposition au point de le soustraire à soi autant qu’aux autres.

Le propre de la modernité, selon Michael Fœssel, est que cette expérience, qui semblait être réservée à une certaine catégorie d’individus jusqu’alors (les sans-droits, les sans-papiers, les sans-Etat, les réfugiés, les clandestins, les apatrides, etc. – lesquels constituent, comme le faisait justement remarquer Giorgio Agamben, une partie non négligeable de l’humanité : au cours du XXe siècle, 1 500 000 Russes, 700 Arméniens, 500 000 Bulgares, 1 000 000 de Grecs et des centaines de milliers d’Allemands, de Hongrois et de Roumains ont dû quitter leur pays d’origine) s’est généralisée à l’humanité tout entière qui a perdu tout rapport au monde comme espace où il est possible d’inscrire des actes sensés, comme horizon qui ouvre sur un possible. L’humanité a perdu sa capacité à "faire monde" ; le réel n’est plus représenté comme un avenir à portée de main, justiciable d’une action ou d’une espérance.

C’est ce diagnostic – qui n’est plus exactement celui que proposait Arendt – que Michael Fœssel s’efforce de justifier avec un certain brio en recourant aux analyses que Gilles Deleuze consacre à ce qu’il appelle la "suspension du monde", dont, selon lui, le néo-réalisme italien offre une illustration cinématographique, et aux analyses de Heidegger dédiées à la "dé-mondanéisation" dont chacun fait l’expérience lorsqu’il est confronté à un instrument déficient dont il ne sait littéralement plus que faire parce qu’il ne s’inscrit plus dans un horizon d’usage et de maniement. L’expérience nouvelle, dont chacun de ces philosophes a cherché à s’emparer, est celle de la séparation radicale de l’homme d’avec son environnement, le fait, comme le dit Deleuze, que nous ne croyons plus en ce monde en ce sens où nous ne croyons plus pouvoir agir sur lui parce qu’il nous est devenu complètement étranger et que nous ne savons plus comment nous rapporter à lui.

Selon l’hypothèse centrale de l’essai de Michael Fœssel, c’est ce monde – compris, par conséquent, non pas comme un ensemble de choses ou un ordre objectif, mais comme capacité humaine d’intervention au sein d’un espace d’indétermination et de liberté – qui a été perdu de nos jours, et c’est ce sentiment de perte et d’impuissance qui s’exprime dans les angoisses apocalyptiques portant sur la fin du monde. "Plutôt que des attitudes face à un événement futur", écrit-il, "les peurs apocalyptiques contemporaines sont des interprétations négatives de la manière dont le monde est défini dans la modernité. Dès lors que le ‘monde’ désigne un horizon (…) n’offrant aucune garantie à celui qui s’y aventure, (…) naît le soupçon qu’un univers à ce point indéterminé et marqué par le désordre ne peut pas durer"   . Est "catastrophique", en ce sens, tout agencement existentiel qui "ne permet plus de déceler le possible dans le présent et aborde toute chose sous les traits de la nécessité"   .

L’on voit par là même que les spéculations sur la fin du monde, pour injustifiées qu’elles soient en ce qu’elles tirent des conclusions erronées de prémisses exactes, n’en sont pas moins utiles dans la mesure où elles peuvent être à l’origine d’un ébranlement nécessaire à la pensée. Pour peu que l’on cesse de définir l’avenir comme une puissance déjà à l’œuvre dans le présent dont on peut calculer par avance les effets inéluctables (comme aiment à le faire les futurologues qui, sur la base des données climatiques, économiques, etc., prédisent une catastrophe d’ores et déjà inévitable), la fin du monde peut exprimer "l’inquiétude positive de devoir inventer des agencements dans lesquels il deviendra possible d’agir sans craindre le pire"   .  

Critique de la critique de la raison apocalyptique 

Réflexion séduisante, comme il apparaît, et des plus ambitieuses en ce qu’elle s’efforce d’embrasser du regard la modernité elle-même définie dans ses traits les plus singuliers. Il reste évidemment à se demander, une fois dissipé l’effet de séduction, ce qu’une telle réflexion nous apprend réellement sur notre modernité, ce que valent le diagnostic qui y proposé des angoisses apocalyptiques contemporaines et la proposition d’un "cosmopolitisme existentiel" sur laquelle elle débouche.

Bien des choses nous apparaissent problématiques dans la démarche de Michael Fœssel, à commencer par la distinction beaucoup trop tranchée qu’il fait entre, d’une part, le "monde" , et, d’autre part, la "nature" ou la "vie" ou le "cosmos". La rigidité de cette dichotomie est telle qu’elle le conduit à rester aveugle aux nombreux "milieux" intermédiaires qui s’intercalent entre les deux, où se déploie l’existence de l’homme et où se déclinent les multiples modalités de son appartenance au monde. Pour cette même raison, en admettant que Michael Fœssel ait raison de situer la rupture de la modernité dans l’effondrement des cosmologies traditionnelles (ce qui nous paraît en soi très discutable, parce que, ce faisant, l’auteur manipule des catégories qui nous paraissent beaucoup trop larges en cédant du même coup à la tentation typiquement heideggérienne des vastes synthèses transhistoriques), il n’en demeure pas moins qu’il ne se montre sensible qu’à l’une des formes que cette modernité a pu revêtir, ou qu’il ne repère que l’une seulement des ruptures qu’elle a pu introduire, en passant complètement à côté de celle qu’a provoqué la crise environnementale contemporaine – négligence pour le moins dommageable, on en conviendra, dans le cadre d’une réflexion qui se donne précisément pour objet la critique de la raison apocalyptique.

De ce point de vue, il est très frappant de voir avec quelle insistance Michael Fœssel réduit ce que William James a appelé le "plurivers" à un univers ne comportant que deux polarités : d’une part, la nature ou la vie, et, d’autre part, le monde (ce dernier étant lui-même réduit dans une large mesure au monde social ou à l’espace public). Tout se passe comme si l’appartenance de l’homme au monde se ramenait à une oscillation ou à une hésitation entre deux types fondamentaux d’allégeance, par quoi il est d’un côté rappelé à son enlisement natal au sein d’une nature éternellement identique à elle-même, avec ses lois et ses enchaînements de causes, et de l’autre appelé à transcender ce plan pour réaliser les conditions mondaines d’une existence pensée sous le signe de la liberté – selon un schéma extrêmement classique qui définit l’humanité par son arrachement à l’ordre naturel et par l’instauration d’un espace de liberté. Si telle est la caractéristique de notre "modernité", alors on ne voit pas ce qui justifie de situer la rupture qu’elle est censée introduire à l’âge classique (comme si les époques précédentes avaient tout ignoré de ce genre d’idées), mais encore on ne voit pas non plus comment un tel schéma pourrait permettre de comprendre ce qui constitue la nouveauté de l’époque que nous vivons, laquelle est dominée par la crise environnementale et les peurs apocalyptiques.

La dichotomie entre le monde et la vie (ou la nature) ne tient aucun compte de ce que l’on serait tenté d’appeler la structure feuilletée du plurivers, à laquelle les penseurs que convoque Michael Fœssel se sont montrés bien plus sensibles que lui. Ainsi n’y a-t-il aucune opposition binaire chez Heidegger, à aucun moment de sa carrière intellectuelle, entre la "nature" et le "monde ambiant de la quotidienneté", et  il nous paraît très significatif que Michael Fœssel ne souffle pas un mot de ce que Heidegger désigne, dès Etre et Temps, sous le nom de "nature primordiale", et qu’il finira par penser sous le nom de "Terre", en s’efforçant de décrire le mode original d’appartenance au monde qui lui correspond.  

De la même manière, il est remarquable que Michael Fœssel se montre très peu attentif à cette autre forme originale d’appartenance au monde que Husserl a tenté de penser dans le cadre de la phénoménologie du monde de la vie – selon une appellation fort embarrassante du point de vue de notre auteur puisque, justement, le monde dont il est question échappe à la dichotomie entre le monde et la vie   . Le monde de la vie, selon Husserl, renvoie à une dimension du réel qui n’est précisément pas réductible au monde compris comme espace public, et pas davantage à la nature comprise comme lieu où se déploie une pulsion aveugle visant à la satisfaction des besoins – conformément à la caractérisation, là encore très restrictive, que Michael Fœssel donne du vivant.

Nous touchons là sans doute à ce qui nous semble être la principale faiblesse de cet essai : l’appauvrissement existentiel des dimensions ou des "univers" dans lesquels se déploie notre vie, et l’appauvrissement ontologique corrélatif de la catégorie des êtres et des entités qui les peuplent. Comme il était prévisible sans doute, le reproche d’antimodernisme que l’auteur manipule imprudemment d’un bout à l’autre de son essai (parfois à l’adresse de certaines pensées écologistes) finit par se retourner contre lui. Car à quoi renvoie au juste l’opposition sur laquelle il s’appuie entre le "monde" et la "nature" ? Si la crise écologique contemporaine peut prétendre d’une manière ou d’une autre adresser au philosophe une convocation à penser, ce ne peut être qu’à la condition de se laisser interpréter comme une crise d’objectivité, qui interdise une bonne fois pour toutes de revenir à la représentation de deux ensembles distincts – la nature d’un côté et la société de l’autre. L’avenir de l’écologie politique, comme l'a justement montré Bruno Latour, dépend entièrement de la capacité des mouvements écologiques à mobiliser à des fins politiques diverses natures dans le cadre d’une nouvelle constitution a-moderne, laquelle commencera par reconnaître l’existence d’entités hybrides (tel le trou d’ozone ou la fonte de la calotte polaire) qui ne sont à proprement parler ni des choses naturelles ni des constructions sociales, mais d’une certaine manière les deux à la fois, puisque leur mode d’existence ressortit simultanément à l’ontologie de l’agir humain et à celle des processus naturels qui échappent à tout contrôle humain. Michael Fœssel semble ne pas voir le pullulement de ces entités hybrides qui ont définitivement brouillé les frontières entre la nature et la société, et introduit dans le règne de la nature l’imprévisibilité constitutive de l’action humaine.

La crise environnementale consiste précisément dans la conscience que nous avons prise de notre dépendance à l’endroit de ce qui dépend de nous. C’est ce théorème que développe de manière lumineuse Peter Sloterdijk sous le nom d’explicitation de nos conditions terrestres d’existence, en désignant par là le processus historique, avec lequel coïncide dans une large mesure la crise environnementale, par lequel les prémisses climatiques, atmosphériques, etc., de l’existence humaine ont été portées au niveau de la représentation formelle. L’humanité en tant que telle est attachée à la Terre par des fils autrement plus puissants que ceux de la seule survie matérielle.

La forme d’appauvrissement ontologique la plus spectaculaire qu’entérine l’essai de Michael Fœssel nous semble concerner le vivant en général et tout particulièrement le règne animal. De ce point de vue, il faut avouer que le jeu de références sur lesquelles l’auteur s’appuie, et l’information dont il semble disposer, sont bien décevants. Sans préjudice de la grandeur et de l’importance des philosophies de Hans Jonas et Henri Bergson, qui sont les seules à être convoquées sur ce sujet, l’on regrettera que l’auteur ne tienne aucun compte des différentes entreprises théoriques qui se sont données expressément pour projet d’articuler une philosophie de la vie à une philosophie morale, notamment dans les pays anglo-saxons, et l’on regrettera plus encore que l’auteur ne puisse citer d’autre modèle d’une telle articulation que celui conçu dans le cadre du biocentrisme (sans références précises à qui que ce soit, d’ailleurs, et sans donner son nom à ce modèle théorique). La vaste littérature traitant explicitement de ce sujet depuis une trentaine d’années est purement et simplement méconnue.

Les animaux, et les relations riches, complexes et multiples que nous avons tissées avec eux depuis des millénaires, ne sont pas mieux traités, comme s’ils ne faisaient pas partie de notre monde. Tout ce que lecteur apprendra à leur sujet est que l’animal est pauvre en monde, en une reprise une fois encore malheureuse de Heidegger. Or la communauté des êtres de nature n’est pas une communauté naturelle, précisément, elle est irréductible à la fois au monde et à la nature, elle est une communauté mixte corrélative d’une forme parfaitement originale d’existence au monde que nous n’aurions pas su réaliser en l’absence des animaux. L’auteur ne semble pas voir que, parmi les craintes qu’inspire la crise environnementale, se compte celle qui concerne les associations pluriséculaires nouées avec les animaux, lesquelles sont en situation d’être démembrées et dissoutes.  

Cet oubli de l’animalité nous paraît d’autant plus dommageable dans l’essai de Michael Fœssel qu’il se conclut sur la proposition d’un cosmopolitisme d’un nouveau genre, un cosmopolitisme qu’il nomme existentiel où l’accueil et la confrontation avec l’étranger joue un rôle capital. Comment ne pas voir que l’animal, dans le dispositif de différenciation du même et de l’étranger, est l’étranger par excellence, que c’est toujours par différenciation d’avec l’animal que se déduit l’identité de l’homme, que l’exposition à l’autre passe de manière primordiale par le rapport aux animaux ? Le reproche que Bruno Latour adressait naguère à la théorie cosmopolitique d'Ulrich Beck nous semble pouvoir valoir aussi contre celle qu'avace notre auteur : il en va ici d'un cosmopolitisme sans cosmos, où le commun d'un monde commun à construire a toujours déjà été décidé.      

D’appauvrissement existentiel en appauvrissement ontologique, il semble que le monde dont parle Michael Fœssel n’ait plus grand-chose d’humain. L’une des pages les plus révélatrices de son livre en fait d’une certaine manière l’aveu. Dans l’un des intermèdes qui ponctuent agréablement l’essai, Michael Fœssel évoque le film de Lars von Trier intitulé Melancolia (2011) qui, comme l’on sait, représente la fin du monde telle qu’elle est vécue par une famille déchirée qui trouve l’occasion, quelques secondes avant la collision fatale avec un astre errant, de se réconcilier. Sous l’abri fragile que leur offre une "cabane magique" construite pour rassurer le jeune enfant de la famille, les mains des personnages se joignent, l’amour qui les lie s’exprime enfin pleinement et trouve la possibilité de s’inscrire dans le réel pour la première fois. Aussi dérisoire que puisse être la protection qu’offre cette cabane, "elle est pourtant l’occasion", écrit Michael Fœsssel, "de la seule image pacifiée du film : celle d’un véritable monde"   .

De ce monde est exclu tout ce qui fait le réel de l’existence des hommes. La Terre qui se trouve sous leurs pieds a beau soutenir leur corps transi par l’angoisse de la fin du monde, tout se passe comme si elle n’avait jamais existé, tout se passe comme si elle n’avait jamais compté pour rien dans la détermination même de leur existence comme habitants du monde. La communauté que forment ces trois êtres promis à une mort certaine a beau être plongée dans le dénuement le plus inhumain que l’on puisse imaginer, à l’écart de tout et de tous, elle suffit néanmoins, à en croire l’auteur, à "faire monde". Décidément, il en faut bien peu pour faire un monde.