Ne plus avoir de langue comprise par les autres, serait-ce se perdre dans l’indéfinissable? Bien pire…car la langue n’est pas ce qui fait la nation et l’homme.
En quittant sa maison, son pays, Budaï a tout perdu. Il s’est perdu. Plus de repères, plus de contact avec autrui, plus d’habitudes rassurantes et surtout plus de compréhension passant par le partage d’une langue commune. Il est emporté dans un mouvement qu’il ne contrôle plus. Il se retrouve soumis à une dynamique des fluides de la masse qui le pousse de ci de là, incapable de fixer des limites à ce mouvement qui suit ses propres lois. Emporté par la foule – thème omniprésent – il cherche à rationaliser la situation, tente de dialoguer, s’énerve, invente même un décodage précis de cette langue étrangère, persuadé que la langue en établissant la communication le délivrera de cette situation absurde. Il croit au pouvoir des mots qui en traçant des pourtours au réel, le rendrait saisissable et moins angoissant. Il veut comprendre mais rien ne fonctionne, à part une brève rencontre amoureuse dans laquelle au début les caresses sont elles aussi mécaniques avant de se libérer du carcan et d’ouvrir sur un autre possible. Il a tout perdu en s’envolant dans cet avion qui ne le mènera jamais à destination. S’envoler, c’est perdre le contact avec le sol, s’arracher de ses origines pour un autre lieu. Il ne reste plus alors que la mémoire pour sortir de cet imbroglio. Mais la mémoire est fragile et s’effiloche peu à peu. Elle fluctue, semblable à la foule. De la même façon le devenir se floute : « de là la voie sera libre pour n’importe où » . L’avenir et le passé se concentrent dans un présent indéfini. À un moment, il croise un de ses semblables. Sous le bras il a un journal qui ne paraît plus depuis trente ans. Le temps s’est figé dans ce pays sans nom. Lui-même occupe seul l’espace de son identité.
L’histoire
Professeur réputé pour ses nombreux travaux sur la linguistique, maîtrisant un nombre impressionnant de langues, Budaï prend l’avion pour se rendre à une conférence qu’il doit donner à Helsinki. Fatigué, il s’endort…et se réveille dans un lieu qu’il ne connait pas. Il découvre un étrange pays où on ne parle qu’une seule langue, où on ne comprend pas les autres langues, un monde où il est seul dans une totale incompréhension des autres. S’ensuit une descente aux enfers où Budaï va peu à peu être dessaisi de ce qui fonde son identité et son humanité. Symboliquement on lui retire son passeport à la descente de l’avion, c’est-à-dire sa nationalité. Il ne cesse d’être bousculé par la foule, les attentes sans fin. Perdu dans un espace dissout, le temps s’épuise aussi dans ces attentes insensées. On lui retire alors un chèque qu’il portait sur lui et on le transforme en monnaie locale, sans aucune explication. S’il est perdu sans aucun repère, suit la foule sans comprendre ce qui se passe, l’argent demeure toutefois une commune valeur comme la suite du roman du roman le confirmera. Il n’a pas de valise, l’ayant laissée à l’aéroport. Peu à peu il se voit dépossédé de lui-même. S’il lui est impossible d’être reconnu d’abord dans sa fonction sociale, c’est toute son humanité qui est en suspens. Il s’accroche à ses souvenirs de peur de ne plus savoir qui il est, cherchant à rétablir l’identique à soi dans cette altérité fermée sur soi. On peut penser à Perec, dépossédé de tout sentiment suite à la perte de son sol.
Echo à Pérec, W ou le souvenir d’enfance.
« Je n’ai pas de souvenirs d’enfance. Jusqu’à ma douzième année à peu près, mon histoire tient en quelques lignes ; j’ai perdu mon père à quatre ans, ma mère à six ; j’ai passé la guerre dans diverses pensions de Villard-de-Lans. […]
Nous n’avons jamais pu retrouver de trace de ma mère ni de sa sœur. Il est possible que, déportées en direction d’Auschwitz, elles aient été dirigées sur un autre camp ; il est possible aussi que tout leur convoi ait été gazé en arrivant. […]
Ma mère n’a pas de tombe. C’est seulement le 13 octobre 1958 qu’un décret la déclara officiellement décédée, le 11 février 1943, à Drancy (France). Un décret ultérieur, du 17 novembre 1959, précisa que, “si elle avait été de nationalité française“, elle aurait eu droit à la mention “Mort pour la France“ »
Le temps est marqué avec précision chez Pérec, à la façon d’un compte-rendu, d’une horloge, mécanique et sans vie. Le ton est sec, dépourvu d’affects. Perdre ses origines c’est perdre ses sentiments, la sensation de son corps. Perte du corps qui se traduit dans une écriture désincarnée, pudique par sa distanciation d’avec soi. Budaï au contraire est immergé dans les affects. Il cherche le lien, la rencontre avec l’autre. Son corps souffre de cette solitude.
Autant de personnes, autant de langages.
Cherchant à comprendre cette langue qui lui échappe, Budaï en arrive à se dire que cette langue est dépourvue de signification commune. Le présupposé du linguiste est la communauté de partage d’une langue. Ici nul partage. Un mouvement incessant où finalement personne ne parle à personne. Chacun a sa propre langue, incomprise des autres.
La langue n’opère plus aucun liant. Les hommes suivent le mouvement, sans sourciller, ne s’interrogeant pas sur le sens de ce qu’ils font. Dans ce monde règne la loi d’inertie, loi physique qui pousse les corps à poursuivre le mouvement aussi longtemps qu’il ne rencontre pas d’obstacle. L’obstacle ici c’est Budaï qui gêne, du fait de son individualité, la poursuite du mouvement. Dans ce pays, chacun est à son poste, remplissant sa fonction. La société des hommes est mécanique, dépourvue de désir.
« Cette eau bouge »
Il y a le moment enfin où la vie apparaît. C’est alors que Budaï découvre un autre mouvement : celui de l’eau, celui de « l’écoulement ». « Il la voit qui, bleu foncé, bouillonne, pétille, étincelle comme le marbre, et qui dessine toujours de nouvelles figures sur son miroir jamais tranquille… » . La vie est mouvement ondulatoire créatif. Il retrouve cette force à la fin, quand tout semble perdu. Hymne à l’individu qui est plus que la langue qu’il parle, qui refuse de se soumettre à l’ordre établi. Refus d’une nation qui en trop attachant les hommes est source de perte de soi, d’incommunicabilité, de mouvements répétitifs. Ce que cherche Budaï ce n’est pas tant une langue pour communiquer, mais la possibilité de sa liberté. L’identique, l’absence de variation tue l’individu. D’où l’importance de cette eau qui bouge. En arrivant dans ce pays sans nom Budaï avait perdu la liberté, la seule vraie identité.
Quel rapport avec la nation ?
Si la nation construit une identité collective, ce collectif n’est pas la somme d’individus identiques contraints à ne pas sortir du rang. Vivre ensemble, c’est associer des libertés, des possibles. La nation est un mouvement, nullement un état passif. Les hommes sont la nation et à ce titre cette dernière n’est qu’un horizon à atteindre, toujours en train de se faire, dans la surprise de l’inattendu – comme celle de Budaï lorsqu’il voit flotter un bateau en papier. La nation n’est pas fermée sur elle-même.
Ces mots de Kant me reviennent :
« Deux choses me remplissent le coeur d'une admiration et d'une vénération, toujours nouvelles et toujours croissantes, à mesure que la réflexion s'y attache et s'y applique : le ciel étoilé au-dessus de moi et la loi morale en moi. […]. »
La nation est un horizon à atteindre, dans un mouvement jamais achevé ni répétitif
À lire également sur nonfiction.fr :
- Notre dossier « La Nation dans tous ses États »