Cécile Bargues consacre un ouvrage passionnant au cheminement de Raoul Hausmann, génial animateur de Dada à Berlin, et révèle les mille visages de cet artiste après la fin de Dada.

En 1949, alors que Raoul Hausmann est déjà assez âgé, et vit exilé en France, il écrit à son vieil ami dadaïste Richard Huelsenbeck : « Tu verras par toi-même, comme Schwitters me l’a écrit, que je suis un grand artiste »   . Cette affirmation, qui peut sembler péremptoire de prime abord, apparaît presque cocasse lorsqu’on connaît le peu de reconnaissance que Raoul Hausmann connut de son vivant. Que Raoul Hausmann soit un grand artiste, cela s’est imposé avec une évidence certaine lorsque plusieurs de ses collages, photomontages, poèmes visuels ont été montrés à l’occasion de l’exposition Dada qui a eu lieu en 2005 au Centre Pompidou. Mais cela est apparu tardivement : faisant les frais des malheurs de l’histoire qui le conduisit à une vie d’exil et d’errance, mais aussi de l’intérêt tardif des historiens de l’art pour le mouvement Dada, la figure de Raoul Hausmann commence tout juste, en France, à être reconnue dans toute son ampleur artistique et intellectuelle. Cécile Bargues, qui consacre donc ce livre à Raoul Hausmann après Dada le résume ainsi : « Hausmann, à l’égal de Dada au demeurant, a longtemps échappé à l’histoire, à l’histoire de l’art en particulier »   . Du reste, si Hausmann est un grand artiste, il est aussi grand écrivain, et s’est passionné pour tous les champs d’investigations, bien au-delà des stricts arts visuels – comme le démontre avec brio ce livre.

Raoul Hausmann est né à Vienne en 1886 ; très vite il se passionne pour les arts, et se rapproche du courant expressionniste autour de 1912-1913 en Allemagne. Puis vient la guerre, Dada naît à Zurich en 1916. Bientôt, plusieurs groupes Dada se forment à travers l’Europe : dès 1918, Raoul Hausmann participe à la fondation du Club Dada à Berlin : les activités, aujourd’hui bien connues, sont innombrables et foisonnantes. En témoigne le livre Dada et les dadaïsmes de Marc Dachy qui signe d’ailleurs ici une belle préface. Mais la durée efficiente d’une activité Dada collective est courte, on sait que le mouvement s’essouffle au début des années 1920 et laisse plusieurs dadaïstes privés de mouvement, mais non d’activités ni d’inspiration débordante. C’est ainsi que Cécile Bargues a patiemment reconstitué le cheminement de Raoul Hausmann après Dada, en déployant plusieurs strates qu’il nous faut à présent évoquer.

Cécile Bargues offre d’abord de précieuses informations biographiques – qui dépassent de loin la seule personne de Raoul Hausmann, tant sa vie est marquée par l’histoire : elle nous apprend ainsi que ce dernier fut, avec la prise de pouvoir des nazis en Allemagne, contraint à la fuite en 1933. Il s’embarque à destination d’Ibiza, en compagnie de sa femme et de son amante, Vera Broiso. Cette dernière, qui a inspiré à Raoul Hausmann nombre de superbes photographies reproduites dans ce livre, attire aussi l’attention : comme le souligne Cécile Bargues, née dans un camp de prisonniers politiques en Sibérie en 1907, elle fut une militante communiste et féministe infatigable. Hausmann passe plusieurs années à Ibiza, se passionnant pour les architectures anciennes de l’île : il se fait tour à tour photographe, anthropologue, sociologue. Cécile Bargues rapproche ces dynamiques de celle alors en germe dans l’extraordinaire revue Document où les formes artistiques et poétiques les plus avancées rencontrent l’ethnologie et la science. Cette passion pour l’habitat traditionnel de l’île dépasse de loin le simple passe-temps : Hausmann prépare un livre sur cette question et publie plusieurs articles dans des revues érudites. Il y consacre une exposition qui se situe à la frontière entre l’art photographique et l’exposition ethnologique   . L’intérêt de Raoul Hausmann pour l’architecture le pousse à prendre dès la fin des années 1930 le contre-pied des théories alors avancées par le Corbusier.

L’histoire rattrape doublement Raoul Hausmann à la fin des années 1930 : la prise de l’Espagne par Franco le contraint une nouvelle fois à la fuite : il s’installe dans les environs de Limoges, et y reste jusqu’à sa mort en 1971. Cécile Bargues revient d’ailleurs, dans un passage extrêmement éclairant, sur le sort que les nazis firent aux œuvres Dada présentées lors des expositions d’art dit « dégénéré ». Les nazis considéraient Dada comme un signe de la décadence de l’Allemagne et plus généralement de la mainmise des « judéo-bolchéviques » sur l’art contemporain de l’époque. Raoul Hausmann, dont le livre publié en 1920, Hourrah ! Hourrah ! Hourrah !   fut brûlé lors d’autodafés dès 1933, voit plusieurs de ses œuvres présentées pendant ces sinistres manifestations.

Un pan non négligeable de l’ouvrage est consacré au rapport entre Raoul Hausmann et l’histoire de l’art. Cécile Bargues fait ainsi dialoguer le dadaïste avec plusieurs historiens de l’art et intellectuels tels que Carl Einstein, Cizec, Dubuffet, autant de rapprochements féconds qui tendent à démontrer l’ampleur intellectuelle du dadaïste.

Autre temps, autre rencontre. Cécile Bargues rappelle les liens épistolaires de Raoul Hausmann avec Guy Debord. Et au-delà de ce contact biographique, elle se livre à un rapprochement riche entre la conception de l’architecture chez les situationnistes et chez le dadaïste   .

Relevons enfin la joie que l’on a à se promener dans l’œuvre de Raoul Hausmann, à travers les nombreuses photographies, les multiples collages et dessins reproduits dans le livre. L’ouvrage éclaire considérablement le cheminement de Raoul Hausmann – mais au-delà de Raoul Hausmann après Dada, tout un pan de l’histoire politique, artistique et intellectuelle du XXème siècle apparaît en creux, ce qui devrait encourager tout lecteur curieux de ces questions à se procurer ce précieux livre

 

A lire aussi :

- "Hannah Höch et la première foire internationale Dada" par Daniel F. Herrmann.

- Marc Dachy, Dada et les dadaïsmes, par Maxime Morel.