Donner le droit d’avoir des droits à tous les hommes. C’est une des raisons qui mène Alexis Nouss à fonder le concept de la condition exilique. C’est aussi le statut de la littérature qu’il pense. Nous n’en sommes plus à l’époque des voyages.

C’est à un travail précis de clarification conceptuelle que se livre Alexis Nouss, de son vrai nom Nuselovici, professeur de littérature générale et comparée à l’Université d’Aix-Marseille. L’objectif est cependant plus qu’un travail de méthode, même si celle-ci est essentielle à son analyse. Ce qu’il veut avant tout, c’est construire une approche de l’exil qui soit plus qu’un repli sur soi désabusé ou extérieur à tout engagement. Ce sont ses références répétées à Kafka et à Benjamin, qui lui aussi s’intéressa longuement à Kafka, qui montrent l’importance de la question de l’éthique et de la justice dans ce livre. La condition exilique est à traduire comme la condition nécessaire à la refondation de celles-ci.

Pour un « nettoyage terminologique » et une autre méthode

Le ton est donné. L’auteur de La condition de l’exilé sera polémique, incisif, refusant la bonne ou mauvaise conscience des uns et des autres. Proche de l’actualité – des bateaux emplis d’hommes faisant naufrage au large des côtes italiennes aux conditions tout autant inhumaines de Calais – il revendique un droit aux droits, dans la lignée de Arendt et Agamben, contre la conception trop économiste de Durkheim, plus proche de celle d’expérience humaine de Simmel. Le texte est un cri contre des nations prisonnières de leur égoïsme.

On les nomme exilés, migrants, apatrides, expatriés, étrangers, demandeurs d’asile, clandestins, sans papiers, déplacés, déracinés… Cette liste est non exhaustive, écrit Alexis Nouss. Ces choix lexicaux, relayés largement par les médias ne sont pas innocents. Cela relève d’un positionnement   certes, mais surtout d’une essentialisation d’une situation indécise. « Le noyau existentiel, commun à tous les sujets en migration, nous le nommons exiliance, à la fois condition et conscience »   . C’est l’oscillation entre la passivité face à la réception d’un nouveau paysage et l’activité pour garder en mémoire le paysage d’où on vient. Impossible dès lors de figer par la recherche de l’essence ce qui est mouvement et cheminement.

Le sujet implique dès lors un changement de méthode : renoncer à la sociologie-politique, reflet de la pensée statique de l’Occident, partir de l’expérience singulière dans une perspective subjective du sujet – le « je » étant déplacement –, prendre en considération la multicentralité de la diaspora, déjà travaillée par Fanon et Saïd, renoncer au souci de la totalité, du général et du systématique pour une approche parcellaire, singulière et inachevée. L’exilé est doublement fidèle : fidèle au rivage quitté et fidèle au rivage abordé. Cela explique une tension permanente. C’est pourquoi on ne peut ressaisir cette fluidité de l’être que dans l’identité narrative d’une subjectivité, telle que la définit Ricoeur, précise Alexis Nouss. Cependant, cet être de la subjectivité ne sera pas celui que proclama narcissiquement Rimbaud – « je est un autre » – plutôt celui de Paul Celan : « je suis toi quand je suis moi ». L’exilé n’est pas un aventurier solitaire. Dès lors la proposition de l’auteur est de tenter de sortir de l’ontologie pour rejoindre l’existentiel, l’exil étant pensé comme évasion pour Lévinas, discontinuité pour Saïd et suspension pour Bauman, sociologue de la post-modernité. Cependant cette philosophie existentielle pose un nouveau problème qui conduit à une nouvelle distinction car l’exilé n’est pas un étranger. Pour ce dernier le dehors est sans communication avec l’intérieur où il se trouve, il y a coupure. En revanche, l’exilé est dans une extériorité qui conserve le lieu d’où il vient. Il y a comme une continuité naturelle qui rend nécessaire l’adoption d’un double cadre réflexif et émotionnel. La frontière est en lui. Dès qu’il a pris la décision de partir il est dans la déchirure. « Walter Benjamin reconnaît dans La Métamorphose [de Kafka] une allégorie de la condition exilique – le souffle du pays étranger »   . L’exiliance, mot qui traduit la condition exilique et la conscience de cette condition, n’est pas repli sur soi ; « il permet l’émergence d’une conscience exilique, liée ou non à une condition exilique »   . Relecture de la conscience de classe marxiste qui a échoué ? C’est cette conscience, cette philosophie non-existentielle qualifiée de philosophie de l’exil par Camus, qui permettra « une patrie hors sol, celle de la paix du vivre ensemble »   Et Alexis Nouss de conclure ce premier moment en revendiquant la possibilité de dire « je suis exilé », sans rajouter le « de » qui renvoie à la terre d'origine et la terre d'accueil, l'exil est négation du lieu.

L’exilé est sur la route : il n’y a pas de roots

La condition exilique n’a plus rien à voir avec son origine étymologique, le bannissement. D’autres causes se rattachent à ces déplacements   . L’exiliance est à comprendre comme tension entre condition exilique et conscience de cette condition. Intériorité et extériorité se trouvent réunies, de même que les sensations provenant du dehors et le sentiment qui les intériorise. Comment expliquer cette articulation, s’interroge Alexis Nouss ? « Comment rendre compte d’une éthique exilique »    ?

C’est parce que la liberté n’est pensable qu’après que justice soit rendue, que l’éthique exilique est « l’expression d’un tort que l’exilé subit »   . Comme l’auteur l’annonçait au début du livre, la méthode mise en place pour justifier sa position, sera la lecture et l’interprétation de la littérature d’exil. Nombreuses sont les références et les analyses. Mais derrière cette pluralité il y a une unité. L’exiliance trace son récit à même l’expérience sans traces empruntées à des normes extérieures, sans détachement. Il vit sa révolte. L’Amérique de Kafka – dont la vraie traduction serait « le disparu ou le manquant », permet de comprendre que pour l’exil tous les lieux se valent au contraire de l’exilique qui montre par son expérience que certains lieux sont plus habités par le mal que d’autres. C’est ainsi que dans le texte de Kafka, le personnage de Karl Rossmann, dans cet entre-deux qu’est le voyage en mer, sur la route qui le sépare du point de départ et celui d’arrivée, va commettre son premier acte exilique en prenant parti pour le soutier au fond de la cale et le défendre devant un capitaine injuste et autoritaire. « À pays inconnu, combat éthique »   . L’exiliance est dans l’intériorisation des normes et leur expression, étant donné que l’exilé est face à sa propre conscience malheureuse qui n’a plus la présence du pays porteur de normes.

Pour Alexis Nouss, c’est la poésie qui dit le mieux la condition de l’exilique comme par exemple le poète Nazim Hikmet dont un des recueils a pour titre C’est un dur métier que l’exil. Paul Celan, Ovide, dont Les Tristes constitue « l’ouvrage matriciel de la littérature exilique en Occident », Ossip Mandelstam, exilé par le stalinisme, longue est la liste. On ne pose jamais ses valises. Arriver quelque part ne veut pas dire qu’on s’arrête. La notion de chez soi est dissoute. Il fait aussi partie de la morale de ne pas habiter chez soi, disait Adorno en ses années d’exil.

Ce que révèle cette attitude, c’est le lien organique entre l’ordre du moi et l’ordre du monde. Le déplacement du sujet est lié au déplacement du monde, ce qui rend caduque toute idée de racines. L’exilé est sur la route.

L’exil révèle à la vie sa teneur en expériences

C’est non pas du côté de la peinture mais plutôt de la photo d’actualité que l’on trouvera de quoi alimenter la compréhension de l’exiliance. Le meilleur cliché sera celui qui associe précision et imprécision, qui montre sans montrer.

Tous ces récits littéraires, poétiques, contribuent à montrer l’importance de l’expérience dont Benjamin déplorait la disparition. C’est de cette expérience, écrit Alexis Nouss qu’il faut partir pour repenser le territoire. Si l’exil n’est pas exil de quelque part, il est ce qui permet de penser le quelque part. Comme Lévinas l’écrivait, « personne n’est chez soi »   . Le pays de l’exilé est un « dépays »   . Que faut-il comprendre ? « la communauté des exilés esquisse un monde où la seule globalité sera celle de la mobilité de tous et le croisement de leurs territoires » écrit Alexis Nouss. L’exiliance est alors à percevoir comme une sagesse qui pourrait inspirer « l’ordre juridico-politique gérant immigration et citoyenneté »   .

Une écriture exilique

Alexis Nouss met en place une écriture qui rend compte de la variété des regards et du dire. Ceci explique sans doute le style de ce livre éloigné du topos universitaire. Il y accueille la parole de l’autre. Il faut écrit-il « détruire les cadres sensibles et cognitifs pour recueillir ce que la transmission n’a pas canalisé »   . Il s’agit de trouver un non-lieu, compris non pas comme le contraire du lieu, mais ce qui n’existe pas sans les formes qu’il accueille, d’où une écriture qui s’invente au fur et à mesure de ses rencontres. De même que Benjamin parle de constellations de difficultés, on peut se demander si cet ouvrage n’est pas finalement une traduction et un prolongement en matière d’exiliance du concept de Benjamin. C’est peut-être par cette écriture du non-lieu, que l’exilé aura un nom. Une écriture du non-lieu pour un droit d’asile de la parole

 

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