Refusant la conception qui privilégie la forme sur la matière, la cause sur les effets, Henri Darasse peintre et philosophe, auteur de Soulages la peinture,  Poétique de l’accident aux éditions Lucie,  nous invite à découvrir les œuvres de Pierre Soulages à la lumière de leur résonance en nous…

L’accident, selon la définition d’Aristote est ce à quoi on ne s’attend pas, une résistance de la matière à la forme…Pour Henri Darasse, l’artiste serait celui qui dans une attention heuristique à la matière, non par une volonté ou une réflexion attachées au règne des fins, mais « en faisant », en échouant dans l’attente d’un « je ne sais quoi », sortirait de cette problématique figée de la forme à atteindre. La peinture n’est ni quête d’une représentation idéalisée, ni application d’un savoir-faire, qui par ses novations ouvrirait à une création. Echouer c’est attendre en se soumettant aux aléas de l’imprévu. Il y a non seulement une intelligence de la main qui échappe à toute réduction rationnelle, sans pour autant sombrer dans un jeu d’effets de style, illisibles et se perdant dans l’insignifiance, mais aussi une vie de la matière à laquelle l’artiste, comme le spectateur, doivent être attentifs. Le spectateur de l’œuvre est appelé à trouver du sens dans une matière qui résonne en lui, sans pour autant délivrer un message.

Repenser tradition et héritage

Le travail de lecture de Soulages, mis en place par Henri Darasse, montre qu’il faut sortir de la traditionnelle critique de l’art si on souhaite comprendre la toile en train de se faire et en particulier ce fameux « outrenoir » de Soulages, qui se joue tout à la fois de l’abstraction lyrique, au service de l’intériorité, et de la pensée conceptuelle de Duchamp, par exemple, qui voit dans l’art un jeu rétinien. Les oppositions, au service d’un classement bien souvent simpliste, sont bien installées dans l’histoire de l’art : artiste-artisan, depuis la Renaissance italienne, matière-forme, pensée-main, etc. L’art est un savoir-faire comme le suggère avec le choix du rouleau, la peinture d’Henri Darasse, qui trouve chez Soulages des points communs à ses prises de position picturales défendant l’art décoratif et le design. L’art décoratif n’est pas un sous-genre de l’art, encore moins le design. C’est un des enjeux de ces travaux théoriques et artistiques que d’en finir avec des jugements souvent bien hâtifs, dus à des positions philosophiques que cet ouvrage met à jour.

Une conception en rupture avec la tradition causale de la philosophie mais aussi de la critique d’art.

L’artiste joue de l’accident au sens où le jeu est cet espace de liberté entre les pignons des chaînes du vélo par exemple. Si Aristote voyait dans l’accident un hasard à mettre au compte de la résistance de la matière à la forme, il en va tout autrement pour Soulages selon Henri Darasse. La forme, dans sa fixité immobile n’est pas le but à atteindre, dans une sorte de formalisation extérieure à la matière qui lui viendrait de la technique. C’est par la matière au contraire que la forme devient dynamique et immanente. Cela impose de réexaminer le rapport de l’œuvre à la causalité, notamment les quatre causes aristotéliciennes imposant le privilège de la forme et de la finalité sur les causes matérielles et efficientes.

Comment parler du travail de Pierre Soulages ?

C’est le risque que choisit Henri Darasse, à l’image de l’accident qui pour lui est fondamental dans l’acte créatif. Prendre le risque d’échouer appartient à toute démarche créatrice. Il analyse dans une première partie de son ouvrage, les conditions de l’accident ou « potentiel de la situation »   , pour dans un second temps donner à voir sans commentaire les œuvres de Soulages, dans leur immédiateté signifiante. Ce n’est que dans un troisième temps qu’il dégagera une esthétique. Irruption de l’accident qu’on appellera poétique, œuvre ou exemplification de l’effet nommée effectologie   , enfin présentation d’une nouvelle esthétique qui donne à comprendre aussi son propre travail, où la contingence rejoint la nécessité, dans un refus d’anticipation théorique du contenu et du règne des fins : tel est le plan de l’ouvrage, où l’esthétique surgit après coup, naissant du travail de l’œuvre, résultat de l’approfondissement de l’intuition, et de sa validation ou invalidation par l’usage du rouleau pour Henri Darasse, de l’outrenoir par Soulages.

Vitraux de Conques (photographies du Musée Soulages, avec l'aimable autorisation de l'Observatoire)

Direction et détermination

Il y a de la surprise en attente dans le travail de Soulages. L’artiste n’applique pas une méthode extérieure à sa démarche. Il ne s’en remet pas plus à une sorte d’inspiration qui surgirait de nulle part pour aller vers le non-lieu de l’idéal. L’art de Soulages n’est pas intentionnel pour Henri Darasse. Mais cela ne l’empêche pas de construire du sens. Le travail du faire, la poétique de Soulages relève d’une esthétique : ni celle de l’abstraction lyrique, ni celle du concept qui nomme finalement après coup. Il y a au départ la décision, celle de tenir la direction, même si le but est inconnu. Résolution ce n’est pas errance. Soulages choisit le noir et s’y tient… Cette décision n’est pas un choix conscient et ne relève pas de la volonté. Il y a risque – car, écrit Henri Darasse, « on ne rencontre pas le hasard par hasard »    –, qui ouvre à une libération du hasard et au possible de l’échec. S’en remettre au hasard, c’est à un moment avoir l’intuition que quelque chose se passe. Mais on peut passer à côté, comme le mauvais artiste pris au piège des jeux du hasard en cherchant les multiples effets.

Une intuition au commencement ?

La temporalité de l’œuvre en train de se faire n’est pas le temps de la critique, prise dans la chronologie orientée du récit. Il y a du « lisse » dans le discours de la critique qui cache l’aspérité de la matière, sa résistance, ses arrêts. De la même façon, la philosophie n’est pas vraiment capable d’appréhender ou de fonder la démarche de Soulages. L’intuition de Soulages n’est nullement philosophique mais poétique : « Elle ne s’explique plus par des concepts, mais se réalise dans des œuvres qui se donnent dans une présence sensible dont il faut faire l’expérience »   . « Chez Soulages, l’intuition, c’est la règle immanente de la démarche qui s’actualise, se précise et s’amplifie dans chaque œuvre, comme autant de jalons et trace ainsi une direction immanente. »   C’est une réaction immédiate à ce qui se passe dans la matière, l’accompagnement de sa logique propre.

De l’attention heuristique à une nouvelle expérience, ou la source de l’intuition.

Soulages n’a pas de représentation de la lumière qu’il chercherait avant de la trouver. « Peut-on concevoir une recherche ouverte sans le cadre de la finalité à l’intérieur de la pensée ou de la poétique occidentale dont la tendance à finaliser, à organiser les choses dans un rapport de fin et de moyen est le trait caractéristique ? » s’interroge Henri Darasse   . C’est en rapprochant l’art de la guerre de l’art du peintre que s’esquisse une réponse, dont le Traité de l’Efficacité de François Jullien donne une trame à partir de son analyse de la pensée chinoise. Dans les deux cas, la guerre ou la peinture, il n’y a ni procédé et méthode technique, puisqu’il n’y a pas de but objectif représentable a priori, ni science car aucune vérité ultime. Il y a refus de la causalité dans ce qu’elle peut avoir de déterminante. La causalité rigidifie la fluidité de la recherche et du processus créatif. Il vaut alors mieux parler de conditions-conséquences, explique Henri Darasse, c’est-à-dire « une situation réelle, globale et complexe »   . Ce refus de la cause s’accompagne d’un rejet de l’outil, entendu comme moyen au service d’une fin, déjà défini par Bachelard de « théories matérialisées »   . Il s’agit de renoncer à cette logique des moyens qui réintroduit de fait l’idée de fin, mais aussi l’omnipotence du sujet volontaire. Le sens de l’outil est repensé. C’est la matière qui donne la direction…qui produit des « effects », pour reprendre le terme à François Jullien.

Etonnement, inattendu et rencontre

C’est dans le marécage de ce faire, où rien n’est prévu à l’avance, que soudain survient la rencontre. Ce marécage, cet enlisement se présente au départ comme échec. C’est ainsi que le vit Soulages, recouvrant sa toile de noir, n’y voyant pendant longtemps rien d’autre que du noir. « Le sentiment d’échec et d’accident qui envahit auparavant Soulages tient à un retard de la conscience sur l’avance du processus de déploiement de l’effet dont l’artiste est à la fois agent et patient »   . Mais quand Soulages comprend le caractère central de cet effet inédit, il n’a plus alors qu’à le laisser faire. Ce n’est pas la fin qu’il découvre mais un don de la matière et de cette intelligence de la main qui surprend le peintre. Cet étonnement sera le critère de son orientation. Cette rencontre est l’occasion, pas au sens du Kairos-moment d’Aristote, mais « chemin faisant », un passage à l’infinitésimalement petit, un glissement vers une autre chose qui n’est pas rupture brutale.

« Un jour de janvier 1979, je peignais et la couleur noire avait envahi la toile. Cela me paraissait sans issue, sans espoir. Depuis des heures je peinais, je déposais une sorte de pâte noire, je la retirais, j’en ajoutais encore et je la retirais. J’étais perdu dans un marécage, j’y pataugeais. Cela s’organisait par moments et aussitôt m’échappait. […] Je suis allé dormir. Et quand deux heures plus tard je suis allé interroger ce que j’ai fait, j’ai vu un autre fonctionnement de la peinture … »  

Le spectateur de l’œuvre

Il n’y a pas de message caché de l’œuvre. Faire sens n’est pas délivrer un message qui nous renverrait à l’ordre de la discursivité. On l’a compris, la discursivité n’est pas l’approche qui permet la rencontre avec l’œuvre. La matière porte en elle son propre sens. Il faut se libérer de la définition traditionnelle du symbole pour comprendre que l’œuvre se donne à sentir, non pas dans sa présence, mais dans la prégnance matérielle de l’effet.

Henri Darasse

 « Sentir, c’est d’une certaine façon refaire ou rejouer pour soi-même et en soi-même ces articulations et ces rythmes que propose l’œuvre d’art »   , écrit Henri Darasse. Cette résonance est suspension du jugement, une réduction à ce qui s’offre à la sensation. Le monde existe, mais pas dans « ses objets réifiés issus de l’identification »   . Liberté de l’imaginaire du spectateur, perception qui jamais ne se fixe, immanence d’un ordre nullement assujetti à la contrainte du concept…l’expérience esthétique est expérience de la liberté

 

Pour aller plus loin :

Le Musée de Pierre Soulages (Remerciements à l’Observatoire qui nous a donné pour cet article le droit de publier des photos des œuvres de Pierre Soulages : http://musee-soulages.grand-rodez.com/), le site de Pierre Soulages, le site de Henri Darasse (nous remercions Henri Darasse de nous avoir autorisé à reproduire des photos de ses œuvres dans le cadre de cet article).