A l’encontre de la dérive du grand marché de la vie personnelle, le philosophe François Jullien éclaire la notion de vivre, à la croisée de la philosophie occidentale et de la philosophie chinoise.

Ce livre commence une nouvelle carrière en version poche. Cela revient à donner sans doute à de nouveaux lecteurs la chance de suivre un petit bout de chemin philosophique avec un auteur discret, mais fécond, titulaire de la Chaire sur l’altérité au Collège d’études mondiales de la Fondation Maison des sciences de l’homme. La question du vivre – qui n’est pas une question récente dans ses écrits – est aussi devenue une sorte de lieu commun de l’époque. « Bien vivre », « apprendre à vivre », « vivre en commun », « la vie qui passe », autant de quasi-titres pour mieux se référer aux ouvrages portant sur la bonne santé et le moral dans les librairies. Mais au sein des ouvrages qui portent ces titres, celui-ci apporte une touche très nettement différente. Il s’attache à faire émerger ce « vivre » dont tout le monde nous parle, en lui donnant une autre consistance.

On peut se demander d’ailleurs pourquoi F. Jullien ne prend pas en compte la traditionnelle opposition entre vivre et exister. Il s’en explique ; le verbe « vivre » a plus de plasticité qu’on ne le croit. Il s’étire entre un sens de constat, factuel (être en vie) et un sens intensif, qualitatif, marqué aussi d’infinité (la prise en main de sa vie). Il s’étend donc du biologique à l’éthique. Mais cela suffit-il ? Certes non, ajoute l’auteur. Ce verbe nous met devant une contradiction : « d’un côté, vivre est ce sur quoi nous nous trouvons sans recul, en quoi nous sommes toujours déjà engagés, dont nous ne pouvons imaginer sortir (même quand nous voulons mourir) ; mais, de l’autre, c’est de quoi nous restons toujours à distance, dont nous demeurons éternellement en manque, en retrait – que nous n’atteignons jamais ». Ce terme dit donc à la fois le plus immédiat et ce qui n’est jamais satisfait.

Est-ce une raison, néanmoins, pour enfermer le vivre dans un dédoublement dans lequel il se perd. Un dédoublement en en-deçà et au-delà, au sein duquel beaucoup plantent la recherche de la « vraie vie » en regardant vers le Ciel ou le spirituel ! Mais alors tout est donc toujours remis à un Ailleurs ou à un Plus tard. Admettons donc autre chose, dit-il. « Vivre ne se fait qu’au présent ». Ni tout à fait dans l’immédiat, ni tout à fait dans la scission et le dédoublement. C’est à montrer maintenant. Tel est l’objectif de l’ouvrage.

Cet objectif – ne plus rêver à une « vraie vie » (ailleurs), et ne pas craindre non plus de passer à côté de la vie – se réalise en cinq chapitres répartis comme suit : « Présents, ils sont absents » ; « L’évidence et le retrait » ; « L’entre de la vie » ; « Entrer dans une philosophie du vivre » ; « La transparence du matin ».

Chacun reconnaîtra que le point de départ est simple, encore Jullien l’ancre-t-il (encore une fois depuis longtemps) dans la philosophie du Grec Héraclite : comment et pourquoi ne sommes-nous jamais vraiment présents au monde, qui surgit devant nous et nous ébranle, ce par quoi « vivre » commence ? Présents, nous sommes néanmoins toujours absents, reprend-il. Car, dit Jullien, escamoter le présent est de toutes les démarches comme de tous les instants. En effet, soit on se contente de se représenter le monde, mais alors on s’en écarte car on rentre dans les codifications acquises, projetant finalement sur lui des images convenues, sans le laisser faire irruption, et éventuellement effraction. Soit on lui échappe en s’enfuyant vers un Au-delà   . Soit on place des techniques entre le monde et nous, c’est-à-dire ici tout ce qui empêche la présence du monde, ou bride l’attention à son égard : photos, enregistrements (ce qui n’implique pas un discours contre la technique, puisqu’on parle ici du rapport au monde au présent, et non du travail ou de l’industrie). Ainsi en va-t-il, montre Jullien, des appareillages qui prémunissent contre le monde et l’assaut du présent : photographie du paysage que l’on ne regarde pas pour « s’en souvenir » (mais comme on ne l’a pas regardé.... !), enregistrement d’un cours que l’on n’écoute plus, certain de l’avoir sur l’appareil enregistreur, mais qu’on ne réécoutera pas... Tous appareils qui nous désengagent du présent exigeant. Et si nous apprenions à répondre à l’instance et l’insistance du présent ? Et comme Jullien est spécialiste de la pensée chinoise, il nous propose un détour fort éclairant, mais peu exotique – « passer par la Chine n’est pas satisfaire quelque prurit d’exotisme, mais, acquérant du recul, envisager la question avec plus de radicalité » – sur cette autre approche que donne la langue chinoise.

Justement, le deuxième chapitre de l’ouvrage approfondit cette confrontation, en spécifiant que ce qui traverse la langue chinoise n’est pas tant le caractère fluent de toutes choses (car ce serait encore contenu dans la pensée héritée des Grecs), que le fait que la détermination saisit l’essor de la chose et non son étale. C’est la définition, au sens de la philosophie européenne, qui veut saisir la capacité des choses, mais en réalité elle est déjà en cours d’épuisement. La langue chinoise saisit le procès dont la capacité témoigne. Il faut aussi en tirer la conséquence seulement si le stade de la culmination manifeste est déjà celui de l’étiolement, celui de la plénitude effective, à sa source, est logiquement déficient. Et Jullien de commenter le rapport de ce propos à l’esquisse en dessin : à partir de la différence entre le tableau fait et le tableau fini (différence que plusieurs ont énoncé sous des versions différentes). En un mot, la question de fond se présente ainsi : comment penser la vie si ce n’est justement comme désappropriation continue du propre, puisque passant constamment dans son autre, donc comme ce qui échappe sans relâche à soi-même. C’est bien toute la perspective de l’identité qui tombe.

Il est temps de s’attacher à « l’entre de la vie », et à la difficulté à se tenir entre l’idéal d’une vie de renoncement et l’éloge d’une vie sans frein. Jullien va droit au but en convoquant Socrate et Calliclès discutant dans le Gorgias de Platon autour de la métaphore du tonneau, renvoyant à une vie repliée ou à une vie distraite. La question, souligne Jullien, est : où situer la plénitude de la vie ? Peut-on la situer dans l'encours de la vie, plutôt que dans un terme ? En cela, remarque-t-il, il est moins nécessaire de condamner Socrate que de comprendre qu’il ne sait pas donner consistance à l’entre qui fait l’encours de la vie (à l’entre le désir et la satiété). Il bride sa réflexion sur le désir en le soumettant au manque. Il en reste évidemment au dualisme âme-corps au lieu de le dépasser dans la notion de processus. Il ne pense la vie du vivant que comme succession de déperdition et de réplétion. Il ne peut donc légitimement nous faire aspirer qu’à une autre vie.

Il n’empêche, Jullien ne tient pas à répéter les condamnations bien connues de cette position de Platon. Il préfère se demander comment Platon en est venu là. C’est par incapacité à penser le entre (encore une fois entre le désir et la satiété). Mais c’est toute la pensée européenne qu’il a emportée ainsi dans son geste et pour laquelle désormais toute satisfaction est déception. Dans cette veine, Jullien nous propose alors un autre examen, celui de la pensée de Pascal. Pour conclure largement que s’est élaboré ainsi un verrou idéologique, qui s’est si bien refermé sur la conscience européenne qu’il bloque également notre imaginaire. Le cheminement est ici fort classique, il nous conduit tout droit, à la suite des précédents et contre eux, à la position de Nietzsche, dont Jullien tente de mettre au jour la difficulté.

Comment entrer par conséquent dans une philosophie du vivre ? Mais si on entend bien cette formulation, il apparaît alors qu’elle trace un écart entre vivre et la vie. Or, justement, il n’est sans doute pas aussi facile de développer une pensée du vivre, comme on le fait de la vie (qui pourrait se contenter de la formule du médecin Bichat). Et Jullien de reprendre le même cheminement : nous faire oublier le vivre, en effet, est ce que de main de maitre, en Grèce, a fait la philosophie. Une série d’identifications (entre sagesse et science), a engagé la philosophie dans la voie du logos qu’elle a opposé au vivre. On y abandonne le vivre, pour la vie et de la vie on glisse à la vérité, puis au Ciel. En un mot, la vraie vie est ailleurs, auprès des divinités. Et si l’on veut trouver dans l’histoire de la philosophie des considérations élaborées sur le vivre, il faut les chercher en marge ou en aparté. Lorsque vivre réaffleure dans la pensée, c’est en passant, et même en se coulant dans la morale, quitte à ce que celle-ci ressemble plutôt à une doctrine de l’hygiène.

Et si la bonne ressource à ce niveau était Montaigne ? Ce qui nous vaut une étude complète de la notion d’essai. Mais pas seulement. Ce même chapitre explore la philosophie du vivre de Friedrich Heinrich Jacobi, auteur peu connu hors des milieux spécialisés, sauf sans doute pour la célèbre querelle du spinozisme qu’il a introduite au cœur des Lumières. Quoi qu’il en soit, cet auteur a effectivement construit une philosophie de l’infra-philosophique, montrant que le savoir de la raison suppose une certitude intérieure, antérieure et de première main : antérieure notamment à la césure entre le sujet et l’objet. C’est dans cet infra-philosophique que s’appréhende le sentiment du vivre. Certes, Jacobi l’appelle « croyance », mais Jullien éclaire le terme que nul ne confondra avec « foi » (mettant plutôt cette question de la croyance en rapport avec la position de Kant précisant que l’existence ne relève pas d’une preuve ou d’une discussion, elle est la pratique même). L’ensemble de ce chapitre est sans aucun doute plus intimement lié à l’histoire de la philosophie. Il est vrai que ce thème de la croyance mérite de nombreux détours. Cependant, Jullien ne multiplie pas les recours techniques, il brosse plutôt une traversée que le lecteur peut reprendre, s’il le souhaite, ensuite.

Ce qui est acquis dans cet ouvrage, de toute manière, se démarque nettement de ce qu’on entend partout, de nos jours, autour du vivre, notamment autour de la thématique : comment doit-on conduire sa vie ? Jullien a beau jeu de souligner que la question même est morale et fait manquer l’essentiel de ce qu’il convient de dire. Comment accéder à ce à quoi et en quoi on se trouve déjà engagé ? Vivre est notre immédiat, en même temps qu’il contient tout possible. Et si nous accédons au vivre, nous n’aurons plus à nous demander comment vivre, d’autant que cette perspective, encore une fois, dresse très rapidement un Au-delà devant le vivre. On aura bien compris qu’aux yeux de Jullien, la plupart des philosophes, à la suite de Platon, sacrifient l’immédiat du vivre pour aménager sa condition d’accès. Ce qui revient à perdre le vivre ! Faut-il donc ranger le vivre sous un principe de finalité ? Pour répondre, ou pour ne pas répondre à cette question sans la reformuler, Jullien en passe maintenant par Aristote et les Stoïciens.

Quant à savoir ce que Jullien conclut, nous laissons le lecteur s’y laisser prendre lui-même. Les dernières pages de l’ouvrage polémiquent vivement contre toutes les dérives de la question du vivre vers le développement personnel, le bazar de l’exotisme, et autres détournements. Cependant, si le lecteur veut ne retenir qu’une seule formule de ce parcours, en voici une : vivre est un concept stratégique. Il ne relève pas de la morale. Il n’y va pas en lui de valeur. Vivre a à voir avec une captation