Lecture critique d’Adorno, à parti du livre de Marie-Andrée Ricard. Un essai sur la pensée morale et politique.
Loin de moi l’idée de vouloir résoudre en un simple article la question de la nation. Cela serait bien présomptueux. Cependant le problème qu’elle soulève éclaire d’un nouveau jour, sous forme de « constellation » pour citer Walter Benjamin, des difficultés actuelles dont le présent travail cherche à rendre compte. Elle est inséparable d’autres interrogations comme celles de la laïcité et de l’identité, du repli sur soi, des tragédies de la migration et des arrière-goûts du colonialisme.
Je m’attacherai dans cette introduction, après la mise en place de quelques réflexions sur le sens de ce mot, à en dégager les présupposés que la philosophie a admis comme allant de soi, alors que nous sommes redevables d’une conception de la nation qui date du XIXe siècle, et plus profondément du XVIIIe siècle. C’est au nom de la raison et du progrès de la raison et de l’histoire que les « Lumières » ont défendu cette idée.
Mon parti-pris sera d’interroger la critique d’Adorno. D’une part pour sortir du débat Fichte-Renan sur le sujet, mais aussi pour répondre au message d’Izieu de François Hollande. Tenir ensemble, comme il le fait la patrie-nation et les enfants morts de la Shoah, du fait de sa présence symbolique sur le lieu de ce Mémorial, est certes un message de tolérance mais cela ne suffit pas pour sortir les hommes de la morale du ressentiment qui est la leur aujourd’hui. Le problème avec les symboles c’est leur ambiguïté.
Approche de la Nation par sa définition.
Commençons par définir cette idée de nation. Il suffit de voir l’emploi obsessionnel du mot « nation » dans les discours politiques pour comprendre que chacun y met une signification propre et qu’il nous en faut aussi mesurer les enjeux, si l’on veut se repérer dans un champ confus. Ainsi récemment Nicolas Sarkozy déclarait au Journal du Dimanche : « La République, c’est la réponse au défi identitaire que connaît notre société ». Le président de l’UMP laisse comprendre que le nouveau nom qui sera donné à son parti sera bien « Les Républicains ». Il explique : « Qui sommes-nous ? Qui voulons-nous représenter ? Que voulons-nous faire ? Il y a dix ou quinze ans, la question de la République ne se posait pas avec autant de force. Aujourd’hui, l’application ferme des règles républicaines est la seule façon d’apaiser notre société ». Parmi les valeurs de la République, il cite : « Le travail, la responsabilité, l’autorité, le mérite, l’effort, la laïcité, le progrès, et bien sûr, la liberté ». L’égalité c’est celle de la femme et de l’homme. A aucun moment, la nationn’est citée. Oubli ? Maladresse ? Ou stratégie ? Il pose les limites de l’Etat : garantir l’exercice du libéralisme et de la course au profit. La République c’est le droit, l’ensemble des lois garantissant la distinction entre l’espace privé et l’espace public. Pour cela il y a « l’application ferme des règles républicaines ». Entendons par là un Etat protégé par la police. Insistance sur l’autorité. On pense à Hobbes et à son image du lit de la rivière qui garantit la circulation de l’eau. Retour à une République protectionniste afin de garantir les bénéfices. Morale de l’effort et de la volonté. On est dans une totale valorisation de l’individu, une logique de gagnants et de perdants. Il n’est d’ailleurs pas question de fraternité.
D’où vient le mot nation ? Il vient du latin natio (de nasci « naître ») : « naissance ; ensemble d'individus nés en même temps ou dans le même lieu, nation ». Le rapprochement du lieu de naissance et de la nationalité est justement ce qui aujourd’hui pose problème. La nation renvoie dans un second temps, aux païens, aux barbares, aux étrangers. La nation fixe ainsi une identité qui me distingue des autres. Une telle approche confère au mot « nation » une valeur de séparation ou d’exclusion. De ce point de vue elle est très proche de la communauté. La naissance suppose un lieu et un temps, d’où une tension qui s’établit entre la culture d’un lieu et la nation, la nation et la patrie. Son usage dans un troisième temps se rapproche de la communauté d’intérêts et on parlera de la nation des commerçants de Bruges par exemple. Cela renforce encore plus l’idée de groupe fermé et sa proximité avec l’idée de contrat, d’échange commercial. Depuis la révolution de 1789 elle désigne enfin, une « personne juridique constituée par l'ensemble des individus composant l'État. » D’un groupe d’individus qu’elle réunit, elle devient une notion juridique définissant le statut de la personne, ce qui relève du droit. Mais même si la personne se substitue à l’individu, les ambiguïtés de ce terme disparaissent-elles ?
Nation et patrie
Nicolas Sarkozyinaugurait tous ces discours présidentiels par « Mes chers compatriotes de métropole et d'outremer », Jacques Chirac « Mes chers compatriotes », François Hollande « Mesdames, Messieurs », François Mitterrand « Françaises, Français, de métropole et d'outremer ».
La France est le pays, la patrie. Le choix de François Hollande est celui de la nation, et de son ouverture par l’imprécision de sa formule. La patrie est aussi très proche du mot nation. Fondamentalement terre des ancêtres, elle a de ce fait une connotation géographique et mémoriale. Proche du « père » elle développe un paternalisme que l’idée de nation va tenter de corriger. « Allons enfants de la patrie… », ces premiers mots de la Marseillaise montrent ce rapport paternel qu’établit la patrie. La patrie c’est la terre. Appartenir à la patrie c’est y être né. Récemment François Hollande faisait part d’un message, le message d’Izieu. C’est, dit-il, « celui de l’engagement », « de la République » et « de la fraternité ». « La République, ce n’est pas seulement les prestations et les droits, c’est être capable de vivre ensemble, comme des frères et des sœurs » : il est le père qui nous mène ramenant les citoyens à un statut de grands enfants. Izieu est le lieu du Mémorial de la déportation des enfants juifs. Il en appelle donc à la nation contre le souvenir du nazisme. C’est dit : le nationalisme extrémiste cache une destruction de la nation-patrie. Il associe clairement patrie et nation. Quant à ceux qui ont exprimé leurs « doutes » lors des élections départementales des 22 et 29 mars, marquées par une forte poussée du Front national, le président de la République les a mis en garde contre « le repli et l’isolement qui sont toujours des poisons mortels pour une nation ». C’est vrai qu’il y a toujours des enfants terribles qu’il faut ramener à la raison du père… « despote » en grec. Le discours sur la Nation prend ici le visage d’une tragédie. Le contraire de la Nation-patrie c’est la solitude, l’individualisme, la souffrance…au risque du nationalisme.
Certes, la nation a souvent des proximités avec la patrie : l’expression « les pupilles de la nation » souligne l’appartenance de l’individu à une nation protectrice transmettant la culture commune aux patriotes. « Mort pour la Patrie, la Nation reconnaissante… ». Cet exemple met en place les deux mots, dans leur complémentarité et différence. Cependant plus le mot de patrie se fait discret, peut-être suite à la Seconde guerre mondiale, plus le terme de Nation en reprend les significations. D’où la stratégie du Conseiller de Sarkozy laissant ouverte la voie pour un autre discours (reste à comprendre lequel), d’où au contraire celle de Hollande, nous renvoyant sciemment à l’idéologie patriote des affiches de campagne (aux deux sens) de François Mitterrand. Ces deux discours ont le mérite de montrer l’usage idéologique de la notion de Nation, même dans son absence.
La peur de l’autre
Revenons au XIXe siècle où la Nation ouvre déjà sur le débat qui nous occupe. Le mot de nation est traité pour lui-même dans deux articles antagonistes. Il y a d’abord Le Discours à la nation allemande de Fichte et ensuite la réponse que Renan proposera dans Qu'est-ce qu'une nation?.
Le Troisième Discours à la Nation allemande de Fichte confirme ce que nous disions précédemment, à savoir le rapport inclusion-exclusion que crée la Nation. Il y a un repli culturel et ethnocentrique qui devient lieu de conflit ou violence…du moins dans la représentation commune que l’on se fait de l’autre nation. Le discours de la Nation se nourrit de la peur. Fichte met au jour ce qui est la menace constante à l’œuvre dans la nation : son retournement en nationalisme et état de guerre. Quand on lit Renan , il est également prudent avec la violence humaine .La nation se définit pour Renan comme conscience morale liant les hommes les uns aux autres, contrôlant ainsi toute dérive violente du groupe social.
Limites de l’enthousiasme moral
Peut-on penser encore la Nation comme s’il n’y avait pas eu Auschwitz ? C’est l’ouvrage très clair et très référencé de Marie-Andrée Ricard, Adorno humaniste, Essai sur la pensée morale et politique qui donne à penser, sans que ce ne soit son objet premier, la réflexion critique sur la Nation de ce dernier. L’individu est d’abord un être social aliéné comme moyen dans son « être-pour-l’autre ». La morale se doit d’être repensée car on ne peut trouver un « nous » qui suppose une « entente préalable » , encore moins une personne abstraite. L’homme a un corps et il ne peut tout au plus qu’être un « gentil animal ». Adorno écrit, cité par Marie-Andrée Ricard :
« Etre sociable, c’est déjà prendre part à l’injustice, en donnant l’illusion que le monde de froideur où nous vivons maintenant est un monde où il est encore possible de parler les uns avec les autres… »
La Nation c’est l’entente impossible. L’entente scandaleuse car il y a eu Auschwitz qui a dépossédé l’humanité de l’humain, y compris de la mort. Auschwitz signifie chez Adorno « la tendance sociale à l’intégration de l’individu, à sa réduction au rang d’« exemplaire » ou encore à la « dissolution du sujet » . C’est une morale du ressentiment qui a alimenté le nazisme, « c’est-à-dire un sentiment d’injustice constamment remâché » . La seule action de l’homme de la vengeance, est plutôt une réaction mécanique. Elle consiste à détruire l’identité de l’autre. D’où la revendication égalitaire. Plutôt le nivellement, reprendre à l’autre ce que l’on croit nous appartenir. On reproche à l’autre de posséder ce à quoi on a soi-même renoncé. On cherche alors à le ramener plus bas que terre comme l’écrit Adorno :
« Rappeler que l’homme est humble, c’est rappeler qu’il est né de l’humus. Humilier autrui, c’est en revanche non seulement le ramener à l’humus, le réduire à l’humilité et à la poussière, des feuilles, du fumier, mais c’est le traiter « plus bas que terre, l’enfoncer dans cette couche où le sol est pourriture et décomposition et dont la vie l’a dégagé. »
C’est cela l’antisémitisme. C’est cela les conséquences d’un Etat qui forge une Nation contre…
La croyance au progrès…ou le piège idéologique
Je poserai un constat : quelque-soit l’analyse qui a pu être faite de la nation, elle a constamment été rattachée à l’idée de progrès historique, ce que combat Adorno au nom d’Auschwitz. Dire que l’histoire suit un plan, c’est rendre tous les hommes responsables de l’inhumain. Or cette responsabilité totale détruit l’idée même de responsabilité. Elle est inacceptable. À ce propos Walter Benjamin écrira : « Le point de départ est que la foi aveugle de ces politiciens dans le progrès, leur confiance dans le « soutien massif de la base », et finalement son adaptation servile à un appareil politique incontrôlable n’était que trois aspects d’une même réalité. Nous voudrions suggérer combien il coûte à notre pensée habituelle d’adhérer à une vision de l’histoire qui évité toute complicité avec celle à laquelle ces politiciens continuent de s’accrocher. »
Des peuples sans nation cela existe. Cette dernière n’est pas une nécessité. Il est temps d’ouvrir la réflexion sur le champ des possibles.
« Seul le regard posé sur l’arbre desséché dans la chaleur ardente fait pressentir la majesté du jour illuminant le monde sans l’embraser en même temps. »
Pour aller plus loin, voir Victor Hugo et l'abbé Emmanuel-Joseph Sieyès
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