La bande dessinée historique, lieu de rencontre entre l’histoire et la fiction, mais aussi entre historiens, auteurs/illustrateurs et pédagogues.

Si ce n’est que récemment que les historiens se sont intéressés à la bande dessinée – le numéro de l’Histoire consacré à la série Murena marque sûrement un tournant en ce sens    –, la bande dessinée s’est, elle, rapidement emparée de sujets historiques, notamment antiques, comme en témoignent le succès de séries telles Astérix ou Alix   .

Le colloque organisé par Julie Gallego à l’Université de Pau et des Pays de l’Adour du 23 au 26 novembre 2011, dont les Actes ont été publiés en mars de cette année, a tenté de poser les bases d’une réflexion sur les rapports entre bande dessinée et Histoire. Son intitulé, « la bande dessinée historique. Premier cycle : l’Antiquité », laisse espérer qu’au-delà de la seule Antiquité, cet ensemble de pas moins de vingt-huit communications ne sera que le premier pas d’une réflexion globale sur ce que l’on nomme la bande dessinée « historique ».

Par définition, la bande dessinée historique représente l’Histoire : elle s’en nourrit, mais la déforme également pour construire une fiction plus ou moins réaliste et vraisemblable selon le genre de l’ouvrage. Fort logiquement, de nombreux articles ont pour objet l’équilibre entre fiction et histoire. Différentes typologies ont ainsi été proposées pour définir l’usage de l’Antiquité dans les bandes dessinées. Une possibilité est d’envisager le degré de recours à des référents historiques : de l’intégration d’un élément antique dans le titre d’une bande dessinée où l’Antiquité est sinon absente, à la création de bandes dessinées documentées où l’Histoire est au cœur du sujet, à l’image de Murena, en passant par la mise en place d’un arrière-plan antique pour une intrigue qui, elle, s’éloigne des thèmes historiques, comme Astérix ;une autre est de s’interroger sur le genre, entre séries réalistes comme Alix ou humoristiques comme Astérix, en passant par la science-fiction tel Le Dernier troyen de Valérie Mangin et Thierry Démarez   . En croisant ces deux critères, Audy Rodriguez propose une réflexion intéressante sur les couvertures de bandes dessinées pour conclure à une utilisation différenciée des Antiquités grecque et romaine : « à la Grèce antique vont les occurrences mythologiques et les légendes, à Rome les personnages historiques et la vraisemblance » conclue-t-elle, tout en soulignant l’existence de cas limites et d’exceptions   .

C’est dans le groupe de la bande dessinée « historique », en ce qu’elle s’attache à raconter l’Histoire, que les rapports entre histoire et fiction ont été le plus mis en question. Plusieurs communications témoignent à la fois de l’importance et des limites du recours à une documentation et des sources extérieures. En effet, scénaristes comme dessinateurs ont besoin de puiser dans les travaux des historiens ou dans les sources antiques pour représenter de manière vraisemblable actions, personnages et décors ; ils ne peuvent cependant y trouver toutes les réponses à leurs interrogations, et c’est parfois au contraire la bande dessinée qui « raconte » l’Histoire en comblant par le biais de la représentation fictionnelle les lacunes de notre connaissance de tel ou tel événement, de l’habillement d’une époque précise, ou de l’allure de villes antiques parfois très mal connues. Certains ouvrages ont même été l’occasion d’une collaboration entre écrivains et scientifiques, que ce soit pour produire des bandes dessinées ou des ouvrages de vulgarisation tels Les Voyages d’Alix   . De manière moins quantifiable, les évolutions historiographiques semblent pouvoir être mises en parallèle avec les changements observables dans la bande dessinée : l’intérêt croissant pour des personnages, des aires géographiques ou des périodes qui s’éloignent de l’Antiquité dite « classique » – le Haut-Empire romain et la Grèce du Vème siècle – pourrait ainsi être l’illustration du passage d’une histoire événementielle à une histoire plus culturelle, et de l’intérêt croissant pour ce qui constituait jusqu’alors les marges géographiques et chronologiques de l’Histoire antique. Une évolution vers des tentatives de plus en plus minutieuses de s’approcher du vraisemblable historique est par ailleurs notée, s’expliquant à la fois par un rapprochement entre historiens ou archéologues et auteurs de bande-dessinée, certains possédant même les deux casquettes, et par le goût d’un public semble-t-il de plus en plus connaisseur et exigeant, qui n’accepte plus de toujours retrouver les mêmes poncifs sur des périodes historiques pourtant bien connues.

Éric Teyssier, dans une excellente communication dédiée à « soixante ans de gladiature en BD », dégage ainsi quatre grandes périodes, fortement influencées par la peinture puis le cinéma : après une première période marquée par l’influence des œuvres de Gérôme (qui perdure jusqu’à aujourd’hui) et des découvertes faites à Pompéi, c’est le Spartacus de Stanley Kubrick en 1960 qui semble inspirer les représentations que l’on trouve dans Astérix gladiateur (1962) ou dans Alix – Les Légions Perdues (1965). Ces représentations fantaisistes sont remises au goût du jour, et rénovées, à partir des années 2000 et de la sortie du film Gladiator de Ridley Scott (2000), comme en témoignent les tomes de Murena sortis après cette date, et il faut attendre la fin des années 2000 pour qu’une nouvelle génération d’auteurs, derrière Enrico Marini (Les Aigles de Rome, 1er tome publié en 2007) ou Laurent Sieurac et Alain Genot (Arelate, 1er tome paru en 2009) tentent des représentations bien plus réalistes, délaissant la mise à mort automatique et autres poncifs comme le « pollice verso » ou le fameux « Ave Caesar, morituri te salutant » imposés par Gérôme.

Cette évolution est aussi à mettre au compte de l’utilisation croissante de la bande dessinée à des fins pédagogiques, d’après Michel Thiébaut, l’auteur de référence sur ce sujet auquel il a consacré une thèse soutenue en 1997   . Plusieurs articles mettent en avant les bénéfices que l’on peut tirer de l’utilisation de ce support hybride, qui offre conjointement du texte et de l’image, face à des élèves. La bande dessinée peut à la fois être un moyen d’intéresser et de mieux faire comprendre l’Antiquité aux élèves, comme le soulignent des articles s’appuyant sur des expériences pédagogiques menées dans le secondaire français et québécois   . Outre l’utilisation de la bande-dessinée pour appuyer et compléter des connaissances historiques, ces articles insistent sur les possibilités qu’offrent ce genre hybride à l’apprentissage de la lecture d’images, à la prise de distance critique par rapport à une illustration et même au rapport aux sources.

Plusieurs intervenants réfléchissent plus largement à l’utilisation de ce type de support pour divulguer le savoir historique au grand public. La bande dessinée vient ici s’insérer dans tout un mouvement de représentations du disparu, que ce soit par les restitutions infographiques et 3D, par des illustrations ou des restitutions « vivantes », dans des musées comme directement sur les sites archéologiques   . Jean-Claude Golvin pousse plus loin encore la question en insistant sur l’importance des supports dessinés non seulement pour donner au grand public une idée de ce que pouvaient être les monuments et villes antiques, mais aussi pour nourrir la réflexion scientifique qui, en s’appliquant à représenter des éléments souvent seulement très partiellement connus, est amenée à poser des questions qui n’avaient pas encore été envisagées   .

Cependant, ce colloque souligne que la bande dessinée est finalement moins au service de l’Histoire que l’Histoire au service de la bande dessinée. Ainsi le souci de véracité, même lorsqu’il existe, ne peut-il supplanter l’importance de la narration et l’efficacité du dessin. Dans bien des albums étudiés, l’Histoire est un objet d’inspiration plutôt qu’un but à atteindre, et les sources de l’historien ne sont utilisées que pour mieux faire apparaître les vides dans lesquels peut se glisser la fiction. C’est ainsi que travaillent Jean Dufaux et Philippe Delaby, respectivement scénariste et dessinateur de la série Murena et invités d’honneur du colloque : plusieurs communications ont montré comment ils se sont saisis de personnages historiques pour créer des personnages fictionnels complexes et profonds auxquels s’attache le lecteur, qu’ils soient créés de toute pièce – comme le héros éponyme de la série – ou des interprétations originales de personnages par ailleurs bien connus, comme Néron et Poppée   . Au point de parfois renverser notre perception héritée des sources antiques pour des figures majeures comme l’empereur Néron qui, depuis Suétone, était devenu une figure d’empereur fou voire, à partir du Moyen-âge, d’Antéchrist   . Ce glissement dans la bande-dessinée semble là encore correspondre à un renouvellement historiographique qui s’attache à relire les sources antiques pour expliquer en termes politiques plus complexes les mauvais rapports entre Néron et la classe dirigeante dont sont issus les grands historiens romains. Les auteurs de bande dessinée s’emparent donc de l’Histoire pour écrire leurs histoires, dans un processus de réécriture finalement propre à la création artistique.

Un élément important du colloque est donc de rappeler que les auteurs de bande dessinée ne sont pas des historiens, et ne prétendent pas faire œuvre d’historiens, mais bien des créateurs de fictions. Dès lors, ces fictions peuvent être analysées comme telles et la bande dessinée peut être étudiée comme un support original permettant de réécrire et de réinterpréter des histoires appartenant déjà à l’imaginaire collectif. Michel Eloy s’attache ainsi à montrer comment Simon Rocca et Jean-Yves Mitton, auteurs de la série Vae Victis, se sont réappropriés la Guerre des Gaules   . Mais c’est peut-être sur le mythe que ce travail de réappropriation est le plus évident, comme en témoignent les diverses utilisations de l’épopée de Gilgamesh dans la bande dessinée moderne, entre réécriture fidèle du mythe où l’interprétation passe surtout par un travail très soigné de l’image, et intégration de la figure du roi mésopotamien dans une science-fiction sur fond de guerre du Golfe   .

Finalement, le discours que les bandes dessinées « historiques » proposent à l’historien porte moins sur la période historique représentée que sur le moment où elles sont écrites et publiées. Ainsi, pour Nicolas Rouvière, la « valeur documentaire » d’Astérix appartient-elle à l’histoire culturelle contemporaine, dans la mesure où la représentation des peuples antiques et de leurs interactions révèlent une appréhension de l’Europe contemporaine propre aux années de publication des albums (depuis 1959), avec de notables évolutions au fil de la série   . Isabelle Schmitt-Pitiot utilise quant à elle une comparaison entre les versions française et américaine de Murena pour proposer une réflexion sur la censure et le degré de tolérance de la société américaine sur la nudité d’une part – les personnages sont régulièrement « rhabillés » – et la violence de l’autre – les scènes même les plus crues ne sont absolument pas retouchées   .

Alors que le titre de l’ouvrage laissait présager une focalisation sur la « bande dessinée historique », c’est finalement des aspects extrêmement divers de la bande dessinée qui sont discutés dans ces Actes où place est faite aussi bien aux ouvrages pédagogiques illustrés qu’aux mangas, aux comics, à la bande-dessinée érotique et même à la science-fiction. Cette acceptation large donne toute sa diversité et sa richesse à ce livre qui offre ainsi un très bel aperçu des rapports complexes entre bande dessinée et Antiquité, appuyé par de riches illustrations dont certaines sont reproduites en couleur à la fin du volume