Une perspective historiographique pour restituer l’aube de la Modernité à la complexité des enthousiasmes et des doutes qu’elle suscite.

Une couverture mate : une photographie par Eugène Atget de l'ancien Paris, c'est-à-dire des Parisiens d'antan, portant bottines, bérets ou feutres classiques, agglutinés en masse pour observer une éclipse en 1912, au pied d'un imposant immeuble que distinguent ses dômes d'angle, caractéristiques du XIXe siècle, annonçant la nouvelle physionomie du Paris moderne, insolent de beauté, de solidité, et monumental. Avant même d'ouvrir le livre d'Emmanuel Fureix et de François Jarrige, un message s'impose : ce qui l'emporte dans les représentations dominantes du XIXe siècle est l'idée de progrès, d'égalité, de science, d'urbanisme, de masses... Peut-être était-il temps de « relire l'histoire du XIXe siècle français » à l'aune des limites qu'a produit le discours trop linéaire le décrivant comme le siècle du développement et de la modernité sous toutes ses formes.

L'ambition des auteurs de l'ouvrage est on ne peut plus claire : il s'agit de déconstruire l'histoire du XIXe siècle pour émanciper les lecteurs du XXIe. « La divergence entre le rythme de [la] "logique d'augmentation" frénétique [actuelle] et celui des écosystèmes, de la machine démocratique et de la psyché individuelle conduit à un phénomène de désynchronisation généralisée. La crise de la modernité contemporaine nous rend sans doute aujourd'hui plus attentifs à l'inquiétude sourde des hommes et des femmes qui, en plein XIXe siècle, doutaient des vertus du progrès, de la démocratie représentative, de la fantasmagorie du capitalisme et de la toute-puissance du sujet rationnel. Comme si notre XXIe siècle retrouvait ainsi une familiarité avec l'envers du XIXe siècle. [...] Ce livre conserve du XIXe siècle son désir de récapituler (sans enfermer), du XXe siècle son optimisme mesuré, du XXIe siècle son inquiétude réflexive. »  

L'homme du XIXe se veut surplombant. On pense au Voyageur contemplant une mer de nuages de G. Friedrich, spectateur curieux de chaque repli du terrain qui s'étale à ses pieds. Il se fait l'inventeur d'une historiographie savante, philosophique, érudite ou scientifique. La nouveauté principale de l'histoire vécue comme discipline est alors son ambition totalisante : sous la houlette de Hegel, elle se place sous le signe du mouvement de l'« esprit » et de la raison ; sous celle des libéraux (A. Thierry ou F. Guizot) le sens de l'histoire réside dans la capacité des classes moyennes à imposer leur vision du monde ; enfin, d'après les penseurs socialistes, l'histoire n'a de sens qu'en vertu d'un avenir utopique et émancipé. L'histoire devient la nouvelle religion du siècle et pour cause : il s'agit, en imposant un système de lecture, de prophétiser l'avenir sous son auspice optimiste ou au contraire, désenchanté. Emmanuel Fureix et François Jarrige insistent sur ce point essentiel qu'au XIXe siècle, la lecture de l'histoire devient un enjeu politique : elle remplace en ce sens la religion et veut « devenir, au milieu de la civilisation moderne, ce que la théologie fut au Moyen Âge et dans l'Antiquité, la reine et la modératrice des consciences. »   . Dès lors, le XIXe siècle apparaît profondément pluriel et son identité profonde peut être tirée dans des directions très variables selon les positions politiques. Selon M. Agulhon, le XIXe siècle est sans cesse travaillé par la « concurrence » et « l'antagonisme de définitions issues des différentes philosophies de l'histoire, qui offrent chacune leur déterminisme » ; ainsi, « la même période sera vite pour les uns celle de l'apogée des Etats-nations, pour les autres celle du capitalisme industriel, pour d'autres celle du républicanisme bourgeois. »  

Dans tous les cas, depuis moins de trente ans, l'historiographie adopte un regard contrasté sur le XIXe siècle : en témoigne la redécouverte relativement récente (1989) de l'œuvre de Walter Benjamin, qui envisage le XIXe siècle de manière dialectique, certes, mais avant tout comme « profondément monstrueux et ambivalent, traversé par les fantasmagories du marché et de la technique, dominé par une "représentation chosiste de la civilisation", c'est-à-dire la puissance inédite des marchandises »   . Benjamin, auteur de Paris Capitale du XIXe siècle, partage avec Baudelaire son scepticisme vis-à-vis de la nouvelle religion à la mode : le progrès et son « philosophisme » attenant. Lecture critique et désenchantée du XIXe, signe parmi d'autres de l'effondrement des visions progressistes anciennes et de la quête incessante d'un autre XIXe siècle, à la fois plus réaliste et plus émancipé des œillères du passé. Benjamin devient par exemple une référence mobilisée par Michèle Riot-Sarcey, à la recherche des discontinuités du XIXe siècle dans son ouvrage Le réel et l'utopie. Essai sur le politique au XIXe siècle   . Comment en effet être à la fois, comme l'affirmait Michelet, le siècle du Socialisme, du Militarisme et de l'Industrialisme ? Les nombreux paradoxes du XIXe siècle, à la fois émancipateur et aliénant dans son enrégimentation des masses, ne survivent pas aux discours simplistes des hommes politiques français de la fin du XXe siècle ou du début du XXIe : alors que Valéry Giscard d'Estaing entend rompre avec les héritages politiques du passé (il est moderne, lui) et met fin aux protocoles « vieillots et périmés » parce que datant du XIXe siècle à l'Elysée, Nicolas Sarkozy cite abondamment Jaurès, le réduisant à une étiquette manipulable en tous sens, au moment où il n'apparaît plus que très succinctement dans les manuels scolaires.

Energie, industrie, écologie : tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur les derniers tournants historiographiques dans ces domaines est là. Le XIXe siècle prométhéen a mis en place une partie du monde tel que nous le connaissons aujourd'hui : celui des normes de sécurité et des droits de propriété intellectuelle, inévitables à l'ère de l'expansion des risques industriels et de la reconnaissance de la figure de l'inventeur/ingénieur. Le nouvel imaginaire politique écologiste contribue à repenser les origines de la modernité et de son désenchantement : le XIXe siècle est interprété comme moment de bifurcation et origine de la crise environnementale actuelle. En 2000, le prix Nobel de chimie Paul Crutzen, spécialiste de la couche d'ozone, propose ainsi d'appeler « anthropocène » le nouvel âge qui s'ouvre au XIXe siècle avec la révolution industrielle comme point de départ symbolique du nouveau siècle et de la trajectoire dont nous serions les héritiers : avec son exploitation intensive des milieux naturels et des ressources, ses rejets croissants de CO2, l'humanité serait sortie de l'holocène pour entrer dans l'anthropocène, moment de bouleversement des grands équilibres physiques et climatiques du globe par l'activité humaine. Ainsi, le XIXe est relu à la lumière des nouvelles inégalités et des catastrophes incessantes actuelles, effets de la démesure, de l'exacerbation de la puissance et de la prédation qui furent les moteurs du XIXe siècle occidental.

En France plus qu'ailleurs, le désintérêt historiographique prégnant vis-à-vis de l'étude des pollutions et des nuisances s'expliquerait par la foi dans le progrès et les réalisations de la grande industrie. C'est d'abord aux Etats-Unis et dans le monde anglophone – premières victimes de l'industrialisation – que l'intérêt pour ces questions s'est éveillé, dans la New Left des années 1960. Des auteurs comme Martin Melosi, Bill Luckin ou Joël Tarr ont posé les premiers jalons. En France, c'est en revanche le monde des villes et de l'urbain qui a fait l'objet des renouvellements les plus nombreux depuis les années 1980. L'histoire urbaine a aujourd'hui acquis une légitimité et une reconnaissance institutionnelles inédites, dont témoigne par exemple la publication de travaux de synthèse et la création d'une revue   . En outre, depuis les années 1990, l'intérêt pour les structures de la population urbaine semble avoir laissé la place à l'analyse des flux, des mobilités, des migrations, qu'elles soient inter- ou intra-urbaines. Il ne s'agit plus simplement d'étudier les groupes composant la société urbaine, mais de reconstituer les parcours de vie, les destins des individus, les logiques d'intégration et de désintégration à différentes échelles. D'autres préoccupations, comme les flux migratoires, le rapport des citadins à leur environnement proche, la présence des animaux dans la ville ont transformé le regard porté sur la modernisation, non plus conçue comme un processus inéluctable, imposé d'en haut, mais comme un processus s'apparentant davantage à un mouvement modelé en permanence par le conflit, la négociation, la persistance de dynamiques anciennes. C'est en allant voir du côté des usages singuliers et sinueux que les historiens ont pu prendre des chemins de traverse, des voies oubliées et nous présenter un XIXe siècle plus incarné et contrasté.

D'un point de vue culturel, le XIXe siècle a quasiment créé un nouvel individu : le temps et l'espace ne sont plus perçus de la même manière   dès lors que la multiplicité des transformations économiques, industrielles (sur l'invention de la vitesse, voir Christophe Studeny   ) et politiques modifie l'appréhension de l'homme sensible au monde. De là l'affinement des sensibilités et des seuils de tolérance ; le désenchantement du monde et la recomposition du sacré (création du sacré « patrimonial » et de « l'orgueil du lieu » promus par Désiré Nisard) ; la diffusion, la démocratisation et la marchandisation du savoir. Comment ne pas reconnaître dans le XIXe siècle obsédé par les gains et les pertes, ayant la hantise de la déperdition, les angoisses contemporaines de l'accélération des rythmes de vie couplées à un sentiment croissant de pénurie de temps ? Le sociologue allemand Harmut Rosa souligne ce paradoxe   .

Si l'historiographie s'attarde sur, entre autres, la nouvelle sensibilité au paysage, c'est parce qu'elle donne naissance à une véritable mutation des regards (esthétiques et sensibles) et produit des effets sociopolitiques, dont notamment l'enracinement identitaire des paysages. C'est au XIXe siècle que le paysage s'intègre aux signes visuels des « communautés imaginées qui enracinent les nations »   . Les ouvrages sur les espaces parcourus, les nouvelles techniques de déplacement, le voyage, le tourisme, la figure de l'explorateur, disent tous que l'expérience de l'espace implique une transformation sensible et émotionnelle du voyageur. Dans la même veine, à l'initiative d'Alain Corbin, l'histoire des sensibilités, des affects et des pulsions se développe dans les années 1980-1990. Les chantiers empiriques ouverts à cette époque sont multiples : paysage olfactif et abaissement des seuils de tolérance à la violence, nouvelles formes du goût alimentaire, sensibilité à la douleur et développement des « trois A » autour de 1850 (analgésie, antalgie et anesthésie), normes de la jouissance sexuelle et figures de la caresse, rapport à la nudité, sensibilité à la météorologie, mutation de la lutte pour la protection des animaux en combat pour l'ordre social...

C'est le moment où, selon un célèbre mot d'Ernest Renan, n'en déplaise à certains, la religion devient « une affaire de goût personnel »   . Cette « déchristianisation » fut la caisse de résonance d'importantes controverses historiographiques. C'est de plus en plus à une microphysique spatiale des pratiques religieuses qu'invitent les historiens du catholicisme tant les écarts sont impressionnants entre terres de chrétienté et déserts de pratique religieuse   . Puis c'est au renouveau des dévotions au XIXe siècle que s'intéressent de nombreuses études depuis 1980 : le culte des saints et des reliques, le culte marial et les apparitions de la Vierge, les signes miraculaires, les pèlerinages de masse, les prophéties apocalyptiques et les millénarismes   . Indéniablement, rappellent Emmanuel Fureix et François Jarrige, « la floraison de travaux scientifiques autour des hétérodoxies et des marginalités religieuses donne à penser un autre XIXe siècle, volontiers visionnaire, prophétique, spiritualiste, parfois occultiste, bien loin de la rationalité dominante [...] ». Le travail de l'historien Christophe Charle   a permis de mieux saisir les facettes multiples, parfois contradictoires, d'une modernité dont les fondements ont été ébranlés au moment même où elle surgissait : le pessimisme fin-de-siècle, antiscientiste, hanté par la dégénérescence et l'instabilité du présent se caractérise par une violente poussée antimoderniste.

Les auteurs soulignent à quel point les multiples changements du siècle ont mené à une angoisse de l'inconnu, de « l'innommé », de l'opaque, et de la marge (par opposition à la norme). En résulte un siècle « des identités », où la classification, les typologies et les catégorisations en tous genres, dans tous les domaines, convergent vers la même obsession de la différenciation. Différenciation éminemment politique qui se construit par conséquent avant tout dans le discours, qui a en retour des effets sur le réel et sur l'expérience de la domination. Qui dit « inconnu » au XIXe siècle dit « femme » : sacré bémol à la modernité supposée du siècle, le sort qui leur est réservé à partir du Code civil de 1804, et qui montre à quel point la femme devient menace dès lors qu'elle affirme sa volonté d'égalité en termes de capacités et de droits. Fourier fut le premier à énoncer que, dans une société donnée, le degré d'émancipation de la femme est la mesure naturelle de l'émancipation générale... Dans les années 1970 s'est constituée l'histoire des femmes au sein de l'historiographie du XIXe siècle   . Il s'agissait de restituer à l'histoire des femmes, dont les traces émanent surtout des hommes, une visibilité qui leur avait été déniée, et une dignité à travers l'histoire des luttes dans lesquelles elles s'étaient engagées.

Classifier, assigner, normaliser : le XIXe siècle donne naissance aux débuts de la culture de l'enquête... activité attendue pour un siècle « qui s'efforce d'enfermer et de figer une réalité sociale dont la complexité croissante ne cesse de défier les contemporains »   . Au même moment, sorte d'échappatoire moral et pratique, l'individualisme fait son apparition comme sentiment propre aux sociétés démocratiques, « sentiment réfléchi et paisible » nous dit Tocqueville, et qui « dispose chaque citoyen à s'isoler de la masse de ses semblables et à se retirer à l'écart avec sa famille et ses amis. » En résulte un certain repli de l'homme sur lui-même et la dissolution de la société organique. Une bonne partie du XIXe siècle est traversée par cette inquiétude chronique : elle est partagée, avec des diagnostics distincts, par des penseurs aussi différents, voire opposés, que de Maistre, le comte de Saint-Simon, Tocqueville, Marx ou Durkheim.

Il est ainsi beaucoup question de liberté et d'évolution de la notion dans des domaines liés les uns aux autres tels que la construction de l'Etat et de ses prérogatives, ou celle des sociétés civiles et coloniales. A cet égard, un accent particulier est mis sur les études postcoloniales. Depuis les années 1980 et le tournant culturaliste nord-américain, les études postcoloniales n'ont cessé de susciter le débat : voir à cet égard la critique « ravageuse », précisent les auteurs, que Jean-François Bayart a proposé de la « mode » des études postcoloniales et de la manière dont elles ont été importées en France depuis une dizaine d'années   . C'est seulement à partir du classique Orientalism d'Edward Saïd publié en 1978 que le regard européocentré a pu être déconstruit dans le récit héroïque qu'il faisait de la modernité occidentale, redonnant toute leur place aux périphéries et aux marges, considérées comme possédant une égale dignité et comme connectées aux autres histoires par une « juste présence ». L'étude des discours et de la propagande a pu démontrer que l'expansion coloniale de la IIIe République ne fut ni un accident ni une concession provisoire aux milieux d'affaires et aux militaires, mais un aspect central du « système idéologique émergent du républicanisme » de la fin du XIXe siècle, vision donnant elle-même lieu à une Contre-histoire de la IIIe République, plus nuancée   . Dans tous les cas, concluent Emmanuel Fureix et François Jarrige, l'histoire des mondes coloniaux continue de déchaîner les passions : elle oppose les partisans d'une vision positive de la colonisation à ses pourfendeurs, qui y recherchent les prémices des injustices présentes. Le XIXe siècle est aussi le lieu de l'instrumentalisation politique du passé.

Quiconque s'intéresse à l'histoire du XIXe siècle se devrait d'avoir ce livre, ne serait-ce que pour les notes en bas de page qui procurent les références indispensables de l'historiographie du siècle et de son renouveau depuis trente ans