Ce recueil de pensées tirées et inspirées de l’œuvre de Jean-François Lyotard réveille des perspectives qui pourraient bien nous servir à nouveau.

Il y a peu nous commentions sur ce site l’ouvrage de Jacqueline Lichtenstein, Les raisons de l’art, Essai sur les théories de la peinture (Paris, Gallimard, 2014). L’auteure y soutenait l’idée d’un déficit de compréhension des arts par les philosophes classiques sans pratique artistique, et en appelait à sortir de rapports si peu délicats entre la théorie et la pratique en matière d’arts et d’esthétique, rapports dans lesquels la théorie assure sa mainmise sur les arts. Lyotard et les arts est un ouvrage qui se confronte directement à ces propos, même s’il ne cherche pas du tout à les reprendre à son compte et se tient très éloigné de l’univers de Lichtenstein. Il pose surtout la question : que peut un philosophe face aux arts ?

 

Une critique de la représentation

L’ouvrage est consacré aux textes et à la pensée du philosophe moderne (dans sa défense même de la postmodernité) Jean-François Lyotard (1924-1998). Ses coordinateurs, Françoise Coblence et Michel Enaudeau espèrent qu’il va montrer que la théorie de Lyotard (ou sa manière de théoriser l’art) peut ne pas consister en une mainmise sur les œuvres. Ils saluent la publication en sept volumes, aux Presses universitaires de Louvain, de textes du philosophe, connus ou peu connus, et devenus parfois introuvables (conférences, présentations d’expositions, avant-propos de catalogues...). Utilisant une expression que nous employons aussi dans nos propres travaux sur Lyotard, ils évoquent un « archipel de pensées » sur l’art (ou un archipel de textes portant sur l’art). Il est vrai que ce philosophe nous lègue des questionnements sur l’art tout à fait décisifs, quoi qu’ils soient dispersés et traversés de déplacements, d’abandons et de mutations conceptuelles. Françoise Coblence et Michel Enaudeau se demandent même si « ce n’est pas l’interrogation sur l’art qui déplace et bouleverse l’orientation philosophique de Lyotard ».

Les différents textes originaux qui composent cet ouvrage traduisent une volonté de discuter les écrits de Lyotard sur l’art, et en particulier sa constante critique de la représentation. Ce qui intéresse Lyotard n’est ni l’interprétation marxiste, ni l’interprétation psychanalytique de l’art, ni d’ailleurs son interprétation phénoménologique, même s’il a commencé dans son giron. Son rapport à l’art s’articule à une interrogation des procès et opérations des œuvres et à des détournements qu’elles organisent à partir de processus d’identification. Ce n’est donc ni une philosophie de l’art, ni une esthétique au sens classique de ces termes que construit le philosophe. Loin de muer les œuvres en objets culturels, il cherche à approcher la pensée-couleur et la pensée-son, y compris dans sa manière de se donner à lire, voire dans la manière de produire lui-même des vidéos – des images électroniques par conséquent –, en prenant assise sur le cinéma expérimental. Plus largement, l’enjeu de cette philosophie est d’insister sur ce qui affecte notre sensibilité, ce qui arrache et nous arrache à l’inanimé, nous meut et témoigne de notre condition.

Le premier texte est de Lyotard lui-même. Il porte sur la Madonna del Parto de Piero della Francesca (1460), conservée à Monterchi en Toscane : cette vierge parturiente, une vierge enceinte, à l’entrée d’une tente ouverte, debout face au spectateur dans une attitude impassible, la main droite soutenant son ventre   . Il ouvre un sommaire conçu en trois parties et suivi par des appendices formant une quatrième partie. La première est consacrée aux bouleversements de l’esthétique, la deuxième porte sur les arts et la politique et la troisième sur les matériaux et pratiques. Une vingtaine de chercheurs a été réunie pour s’intéresser aussi bien aux rapports de Lyotard avec Freud et Kant qu’aux modes de lecture qu’il a appliquées à des théoriciens de l’esthétique comme Adorno et Malraux ou à ses écrits sur des œuvres particulières ou l’organisation de la célèbre exposition Les Immatériaux. C’est Herman Parret qui clôt l’ensemble en ajoutant une note pour l’édition des Ecrits sur l’art contemporain et les artistes de Lyotard, dans laquelle il brosse un panorama des attraits du philosophe. Mais surtout, son texte précède une fort précise "Bibliographie des œuvres de Lyotard" établie par Gaëlle Bernard (ouvrages, catalogues, articles et contributions, revues, préfaces et postfaces, entretiens et débats). Il s’agit d’un travail déjà publié dans Les Transformateurs Lyotard par Sens et Tonka mais complété désormais.

 

Le dépassement de l'esthétique

Un des traits caractéristiques des articles de ce volume est de reconnaître le goût particulier que Lyotard avait pour les arts. Il se laissait toucher par un tableau, émouvoir par un texte ou un morceau de musique ; il laissait le trouble s’installer et tentait de rendre compte de l’instabilité fondamentale opérée ; il aimait être importuné par des œuvres qui n’ont pas de place assignée dans l’esthétique du moment ; et il cherchait à comprendre comment le discours devait se modifier pour être à la hauteur du goût ou d’une perception nouvelle (J.-M. Rey). Pour Lyotard, « il y a donc de l’œuvre d’art » (Ch. Buci-Glucksmann). Cette question du « il y a » oblige à faire le deuil de l’unité du langage et de l’être comme fondement unique. En un mot, l’art déploie une phrase si singulière qu’elle est inarticulée. Elle se signale elle-même dans le pur maintenant de la présence et nous désapproprie.

Mais chacun reconnaît aussi quels efforts il faut encore accomplir pour écrire à la hauteur de l’art. Certes, les contributeurs (Rey, Buci-Glucksmann, Gaëlle Bernard, Frédéric Fruteau de Laclos...) ne sont pas nécessairement d’accord pour déterminer les moments de l’œuvre de Lyotard de la même manière, la date de 1990 paraissant être la plus valorisée comme moment où Lyotard fait sans doute rupture avec lui-même. Mais ils sont tout à fait prêts à reconnaître que Lyotard a toujours cherché à adopter une écriture à la hauteur de l’événement art : essai-poème, adresse, fragment, lettre, pluralisation des sujets d’écriture (je, tu, vous, nous, il/elle). Ce qui implique la constitution d’une esthétique contre l’esthétique reconnue ou classique, voire une position de penseur d’une contre-esthétique, « l’anamnèse de l’aistheton pictural du XXe siècle touchant toute l’esthétique » (Ch. Buci-Glucksmann). Le trait caractéristique de cette autre esthétique étant que « L’esthétique des images, telle qu’on peut l’extraire de Kant, ne peut plus être affectée aux œuvres visuelles d’aujourd’hui qui ne répondent plus au critère du jugement de goût, celui du plaisir pur détaché de tout intérêt et de toute connaissance conceptuelle » (Jean-Patrice Courtois). Plus loin encore, il est encore question de rappeler avec pertinence que l’abstraction, selon Lyotard, c’est-à-dire le régime des œuvres contemporaines, est d’abord la manière qu’ont les œuvres d’art d’aujourd’hui de s’abstraire du régime de plaisir d’autrefois, de rompre avec Kant, avec le jugement de goût et le plaisir esthétique. L’esthétique de Lyotard repense entièrement le sensible comme manière d’être au monde.

Il importe de comprendre alors comment cette esthétique (tant pis pour le terme) prend en charge les différents arts. En l’occurrence ce ne peut être ni à partir d’une valorisation de la représentation, ni en fonction des classifications traditionnelles ou héritées des arts, celle de Hegel en particulier. Un bel exposé de Claire Pagès   cherche à cerner les obstacles épistémologiques qui ont retenu Lyotard de travailler sur la sculpture alors qu’il a travaillé sur l’installation et sur l’art de l’exposition. Elle regrette ce désintérêt mais montre que les thèses esthétiques du philosophe auraient pu s’appliquer à la sculpture, à partir des questions du sensible et du toucher. Une question semblable se pose pour l’opéra et la musique. Maud Pouradier explique pourquoi l’opéra étant concentré sur le narratif et la représentation ne pouvait être pris en charge par le philosophe au contraire de la musique contemporaine pratiquant le « il arrive » du son.

C’est Jean-François Nordmann qui conclut cette partie en synthétisant ce qui vient d’être souligné. Si l’esthétique classique réduit l’expérience de l’art à l’expérience du plaisir de la beauté et à l’exercice du goût, elle organise le rapt de l’art dans une problématique des limites de la représentation. Lyotard rompt avec ces présupposés de la présentation et avec le paradigme esthétique. De là les travaux sur l’imprésentable ou sur la création qui accompagnent les avant-gardes modernes en les rangeant sous la vocation du sublime. Non seulement il y est question de l’affranchissement du paradigme esthétique, mais il s’agit aussi de mettre en question le soubassement qui le constitue, c’est-à-dire sa définition du sensible. Lyotard parle alors de « frappe du sensible » et l’auteur a raison de remarquer à ce propos que la philosophie la renvoie à une attention flottante (contrairement à ce qu’on nous assène de l’attention de nos jours). L’anamnèse du sensible, l’art, porte donc témoignage de la corporéité humaine. Bien plus, faut-il le souligner, que de la politique et du pouvoir, ainsi que l’explique Gaëlle Bernard, en nous faisant glisser vers la deuxième partie de l’ouvrage, "Arts et politique", en étudiant les réflexions de Lyotard sur Cézanne (s’attaquant au dispositif perceptif). L’art est défini comme une pratique suspensive.

 

La postmodernité

Il fallait évidemment faire place aussi aux rapports de Lyotard avec tel ou tel autre philosophe. Jean-Loup Thébaud s’intéresse aux rapports avec Adorno. Et il nous renvoie à un article de 1972 qu’il traite comme décisif. Lyotard y affirme que « Adorno est le final de la critique ». Cette formulation est surprenante mais elle précise pourquoi, à ses yeux, la critique est un leurre et pourquoi il convient de dériver à partir d’elle. D’Adorno, Lyotard retient « sa révélation comme feu d’artifice ». La critique s’actualise et meurt par une apparition éblouissante. Encore faut-il traverser cette œuvre, dans laquelle se révèle qu’Adorno se pose au seuil d’un deuil qu’il n’a pas fait et qui caractérise au contraire notre situation telle que la voit Lyotard. Pourquoi ? Parce qu’il faut aussi rétablir Adorno dans ses droits, alors que son successeur, Habermas, produit une pensée de régression. C’est à Elisabeth de Fontenay qu’échoit ensuite de faire le point sur le rapport Lyotard-Malraux.

Dans cet ensemble, un temps particulier est réservé à Lyotard lui-même. L’ouvrage nous redonne à lire un entretien avec Bernard Blistène (1985), publié à l’époque en anglais. Il coïncide avec l’exposition des Immatériaux - en quelque sorte l’œuvre d’art aux destinées de laquelle Lyotard a présidé (Blistène, Jérôme Glicenstein) - sur laquelle la dernière partie de l’ouvrage s’arrête plus largement. Cet entretien est passionnant à relire quelques trente ans plus tard. Lyotard ne se fait pas faute de remarquer que les philosophes doivent se servir d’autres instruments de diffusion de leur pensée que le livre. Il souligne aussi que les mêmes philosophes doivent se demander ce qui est en jeu dans l’art d’aujourd’hui ainsi que dans le statut de l’artiste qui ne saurait plus relever du génie et de la création et, simultanément, ils doivent comprendre que la notion d’art est relativement moderne, et que la tragédie grecque ne peut être dite avoir été de l’art pour les Grecs. Enfin, il rappelle que leur conception de l’épistémologie doit être rectifiée. Presque un programme ! Il s’est nettement réalisé depuis chez beaucoup d’entre eux. Dans le déroulement de l’entretien, ce sont ensuite les sciences humaines qui sont interrogées, et leur manière, selon Lyotard, de poser l’être humain au départ de leurs analyses. La question du postmoderne est ensuite abordée comme moment où l’époque qui remonte au siècle des Lumières s’est achevée ; dans un deuxième temps (p. 186), il revient sur les deux significations que l’on peut prêter à la notion de postmoderne, écartant de sa perspective toute une postmodernité réactive qu’il ne souhaite pas soutenir   . Enfin, dans cet entretien, Lyotard développe l’idée que l’esthétique ne paraît plus correspondre à ce qu’attend l’époque. L’esthétique appartient essentiellement à un moment précis du commentaire sur l’art, celui des Lumières et n’existe pas antérieurement. Elle peut disparaître sans dommage.

C’est en quelque sorte Anne Cauquelin qui, presque en conclusion, donne un autre ton au volume lorsqu’elle parle des rapports entre les travaux de Lyotard et les siens, dans des termes moins sentimentaux, élogieux ou hagiographiques. Elle s’attache plutôt à montrer tout ce qui ne coïncidait pas dans leurs pensées respectives alors qu’ils se sont beaucoup rencontrés.

Autant dire que ce volume attirera fort opportunément les lecteurs avertis de Lyotard

 

A lire aussi :

- Jean-François Lyotard, Karel Appel. Un geste de couleur, par Valérie Nigdélian Fabre.  

- Claire Pagès, Lyotard et l'aliénation, par Emanuel Landolt.

- "Twitter et la condition postmoderne", par Nicolas Docao.

- Shmuel Trigano, La nouvelle idéologie dominante : le post-modernisme, par Christian Ruby.