Les Presses universitaires de Louvain publient le premier volume d’une série de cinq titres consacrés aux écrits sur l’art contemporain de Jean-François Lyotard, jusque là dispersés en de multiples catalogues ou revues, totalement inédits ou simplement épuisés.

Les Presses universitaires de Louvain publient le premier volume d’une série de cinq titres consacrés aux écrits sur l’art contemporain de Jean-François Lyotard, jusque là dispersés en de multiples catalogues ou revues, totalement inédits ou simplement épuisés : on ne peut que saluer l’événement, l’ambition exhaustive du projet et la qualité de sa réalisation. Un pan majeur de la pensée d’un des représentants de la French Theory devient ainsi accessible et révèle la mesure de son articulation à une œuvre complexe qui traversa les champs de la philosophie, de la linguistique, du politique, de l’esthétique.

Par les questions qu’elle pose à l’institution artistique, à ses conventions et à l’idéologie quelque peu systématique d’une avant-garde qu’elle incarna malgré tout mais "chichement", selon le mot même de Lyotard, l’ "œuvre irascible" de Karel Appel – qu’on ne saurait réduire à son appartenance éphémère au groupe CoBrA (1948-1951) – se révèle riche de parallèles et d’échos puissants avec l’anti-dogmatisme du philosophe et sa pensée du différend, c’est-à-dire du conflit inévitable entre différents types de discours – savants et empiriques par exemple – et de l’impossibilité d’attribuer à aucun d’entre eux une autorité universelle. Défendant l’œuvre d’art contre l’objet culturel – déterminable, localisable, descriptible –, ce "long réquisitoire contre l’histoire de l’art" montre en effet brillamment – sans jamais toutefois le démontrer – l’impossible superposition de la pensée argumentative de l’esthétique et de la force silencieuse de l’art, de l’inévitable objectivation par le commentaire et de la résistance butée de l’œuvre authentique à toute territorialisation. C’est cette irréductibilité même de l’art que creuse furieusement l’œuvre vibrante d’Appel, véritable exemplum dont s’empare Lyotard sans jamais en faire la "proie" de sa pensée : bien au contraire, le texte s’ouvre sur un aveu d’impuissance que Lyotard ne cesse de réitérer au fil de son cheminement aporétique. Je n’y pouvais rien – I was powerless : "Appel sait bien que je n’y arriverai pas"  – je n’arriverai pas à traduire en mots le pouvoir perturbateur de la matière immatérielle des toiles d’Appel, la présence "au fond des trous, des tâches", l’invisible dans le visible – ni en deçà ni au-delà, mais bien dedans. Stupéfaite, littéralement ravie, la pensée doit alors faire une pause pour opérer une torsion sur elle-même, et devenir poésie dialogique entre la "Pensée", son autre - la "Couleur" -, et Karel Appel lui-même, cité en ses propres écrits sur l’art.

Jamais réservé au spécialiste ou à l’esthéticien mais accessible à tout honnête homme intéressé par le langage et l’art, Karel Appel- Un geste de couleur, longtemps disponible en allemand seulement, est une initiation remarquable d’intelligence, d’exigence, de rigueur à certains concepts-clés de l’œuvre du philosophe tout en demeurant un livre absolument essentiel sur l’œuvre du peintre hollandais. On attend avec impatience le deuxième volume de la série, consacré à la "leçon de ténèbre" de Sam Francis

 

Ouvrage publié avec l'aide du Centre national du livre.