Dans un ouvage synthétique, Claire Pagès parvient à retracer le parcours de Lyotard vu sous le prisme du concept d'aliénation.

Même s’il s’agit à proprement parler d’une exploration thématique, centrée sur la notion d’aliénation, ce petit livre de Claire Pagèés pourrait bien servir de monographie illustrant l’évolution des idées philosophiques de Lyotard (de la phénoménologie à l’idée de postmodernité). L’ouvrage parcourt en effet les différentes étapes de la pensée de Lyotard, de son travail sur la guerre en Algérie, encore imprégné par les catégories marxistes, ses années de militantisme dans le groupe anti-stalinien Socialisme ou Barbarie, la radicalisation de son projet philosophique dans les années 70 avec la publication de son livre Economie libidinale, et pour finir la réflexion sur la condition postmoderne et la fin des grands récits. Il serait ainsi possible de résumer le mouvement de ce riche parcours théorique comme un éloignement progressif de Lyotard par rapport au marxisme, assorti d’une critique de celui-ci se faisant de plus en plus radicale. Le choix par Claire Pagès de la notion d’aliénation, fleuron de la philosophie du jeune Marx, et objets d’empoignade pour les débats animés qu’aura connu le marxisme français dans les années 60, fonctionne comme un excellent révélateur du parcours théorique du rusé Lyotard. C’est donc avec grand intérêt que le lecteur pourra, avec ce guide complet, tracer une autre histoire de la French Theory, puisqu’à n’en pas douter Lyotard est certainement le moins lu, histoire qui on le sait se terminera sur des notes curieuses (que ce soit l’hommage insistant de Lyotard à Malraux, ou encore sa signature d'une tribune de Libération en 1990 favorable à la Guerre du  Golfe). Une œuvre complexe, et un personnage lui-même insaisissable, constituent à n’en pas douter un cocktail alléchant, et la clarté de la langue de Claire Pagès, qui évite les pièges du jargon incantatoire, est pour beaucoup dans la fluidité qu’offre cette lecture.

Premiers pas dans la notion d’aliénation

Dans un premier temps donc, Lyotard affiche une sympathie pour la notion d’aliénation, en défendant la valeur du concept dans ses premiers écrits. Ainsi, l’aliénation marque-t-elle un manque dans le rapport à soi, qui suppose en conséquence que quelque chose a été dérobé à l’homme, ainsi l’aliénation désigne-t-elle le fait que ce manque est rendu invisible aux yeux de la personne qui le subit. L’aliénation sert ainsi essentiellement de fonction critique dans son premier usage (Marx l’utilise essentiellement dans le cadre de sa critique du mode de production capitaliste, cherchant à mettre en relief l’idée de travail exploité   ), puisqu’elle permet à Lyotard de prendre position par rapport à la Guerre d’Algérie au moyen des outils critiques fournis par le marxisme (révolution, notion de classe, aliénation par le travail). Mais l’usage du concept d’aliénation est dans le contexte algérien, nous rappelle Claire Pagès, lié à la privation d’une appartenance nationale plus que de celle de la disposition de son propre travail   , du coup, le philosophe y perd son marxisme en quelque sorte, puisque les conditions objectives y sont différentes, l’idéologie nationale y prime sur le rapport de classe   .

Mais l’opposition la plus marquante que propose Lyotard, est celle qu’il prend contre Althusser, qui aurait, en séparant le jeune Marx du Marx tardif, considéré la notion d’aliénation comme dépassé par le Marx de la maturité, alors que Lyotard en trouve la présence dans les textes tardifs de Marx, dans les Grundrisse par exemple. Claire Pagès fait preuve d’un certain sens de l’acrobatie en vue d’expliquer la nuance que propose Lyotard dans son interprétation de la persistance de l’aliénation chez le Marx tardif. En effet, si celle-ci n’apparaît pas explicitement, c’est qu’elle est passée initialement du plan phénoménal dans les travaux du jeune Marx à l’aliénation comme schème ou comme déictique dans les travaux du Marx tardif. Il y a en quelque sorte un clivage manifeste entre le plan phénoménal (celui des relations sociales) et celui du système dans lequel la notion d’aliénation est niée ou retournée (d’où son absence et sa latence en quelque sorte). Celle-ci élargit sa portée puisqu’elle n’est pas considérée par celui-ci comme une catégorie idéologique, mais comme une expérience (importante dans le paysage social moderne), un donné duquel partir. En outre, la théorie n’a pas pour prétention de renverser l’idée d’aliénation comme dans la perspective hégélienne où celle-ci sert d’amorce à la constitution du sujet. L’idée de Lyotard est ainsi résumée par Claire Pagès : "une théorie ou un système critiques appellent et exigent une pensée de l’aliénation et, en retour, le discours de l’aliénation induit une position critique."   Cette coextensivité de la notion d’aliénation et de critique constituera un pivot pour les étapes suivantes, qui seront celles de la remise en question de cette notion.

L’Economie libidinale, une remise en cause radicale

Pour faire table rase de cette notion d’aliénation, il faut partir des présupposés qui régissent l’usage de cette notion.  L’aliénation suppose un horizon d’attente idéal, celui de l’existence d’un individu sans manque dans le rapport à soi, d’un sujet pleinement conscient de lui-même, alors que, comme le rappelle Lyotard, " tout prouve que nous ne sommes jamais maîtres de nous-mêmes ". Lyotard suit ainsi ici la ligne antinaturaliste de ceux qui refusent l’idée que l’aliénation soit l’élément qui fasse obstacle à la réalisation de l’essence humaine, ou encore du présent caractérisé par un manque ou une créativité aliénée, éléments que la promesse  d’un avenir radieux et émancipé devrait suffire à combler. On le voit ici donc, la notion d’aliénation est hautement suspecte dans ce qu’elle suppose idéologiquement une cure possible et une nature humaine idéale. Lyotard en viendra même à rejeter la notion d’émancipation, prise dans ce même filet de présupposés, contrairement à des penseurs de la même époque comme Derrida ou encore Castoriadis. Lyotard, on le verra, ne renoncera pas définitivement à la notion d’aliénation, mais de gestes radicaux en gestes radicaux, il consacrera l’idée que le sujet n’est jamais identique à soi, mais constitutivement autre, etc.

Dès son livre Discours, Figure paru en 1971, Lyotard met en question la notion d’aliénation à travers le développement de la notion de figural –issue de la rupture avec la phénoménologie -qui marque la prééminence de la force sur la signification, de la forme sur le fond. Cette notion de figural s’élabore ainsi sur les acquis de la théorie freudienne et permet à Lyotard d’explorer des processus primaires qui se tiennent à l’écart de la notion de représentation, qu'il critiquera tout au long de son parcours philosophique. Le livre de Claire Pagès propose toujours de lire la critique de l’aliénation à la lumière de la critique de la représentation, permettant ainsi au lecteur de pénétrer le réseau conceptuel de Lyotard avec une perspective large. Lyotard radicalisera les principes de cette philosophie de l’expression dans son livre Economie libidinale, publié en 1974 et qui constitue un épisode-clé de sa philosophie. Cette métaphysique énergétique, comme l’appelle Claire Pagès, fait " de la teneur en énergie ou de l’intensité la mesure de la valeur, qui mise sur le désir comme opérateur pour une exploitation de toutes les formes possibles "   . A partir de ce point de non retour dans la théorie, qui laisse toute puissance à la force, permet de s’affranchir de toute forme de pensée représentative, puisque le plan d’immanence sur lequel se déroulent les faits est constamment instancié et jamais renvoyé à des référents ou à une extériorité. La découverte de ce Nouveau Monde dynamique pousse Lyotard à abandonner la notion d’aliénation comme outil critique. Le statut critique de l’analyse marxiste serait, selon lui, entièrement bâti sur des présupposés concernant la nature humaine. En effet, lorsque le marxisme critique l’aliénation, il lui adjoint une idée de ce que serait une zone ou une région non aliénée, ce que Lyotard rejette au profit de l’idée qu’il n’y a pas de sujet critique non aliéné. Les corps libidinaux caractérisés par l’intensité hic et nunc qu’ils manifestent, ne possèdent pas d’envers ou de profondeur particulière, ils sont informes, peu harmonieux et imprévisibles. Leur dimension parcellaire constitue ainsi la réponse à ce corps plein et organique supposé par la philosophie classique de l’aliénation. Au contraire, la philosophie relativiste ou sophiste   de Lyotard affirme que l’économie libidinale est seule à même d’aborder les phénomènes pour eux-mêmes    . Mais le problème dans cette position- et les nuances de l’auteur Claire Pagès sont en permanence là pour prévenir le lecteur des séductions de cette pensée libertaire- est qu’elle énonce au fond sa propre impossibilité, celle d’une posture critique, dont Lyotard ne parvient finalement pas à se dégager.

La fin des grands récits

A partir de son livre La Condition postmoderne et du Différend, Lyotard va mener une guerre sans merci contre ce qu’il appelle les grands récits, théories ou fictions prétendant à l’universalité et promettant la réalisation d’une Idée. Le déclin de la fonction légitimante de ces grands récits universalistes pousse selon Claire Pagès, à " la nécessité de démultiplier les rationalités et discours que la modernité précisément amalgamait et totalisait "   . Le foisonnement de ces micro-récits permet ainsi de maintenir une hétérogénéité que les précédents récits précisément venaient occulter. D’autre part, la catégorie de l’hérétogène maintient l’idée empruntée par Lyotard au deuxième Wittgenstein, que le langage n’existe pas, puisqu’il n’y a que des jeux de langage hétéromorphes. Ainsi la prétention d’un grand récit à assurer sa domination n’est-elle que relative, et le marxisme n’échappe pas aux fourches caudines de l’attaque lyotardienne. En effet, lui aussi conserve en ligne de mire l’idée d’une société conforme qui ignorerait cette hétérogénéité des idiomes sous l’autorité d’un langage commun. Il est clair qu’ici également et tout au long des chapitres, la pensée de Lyotard s’expose aux renversements éclairés de l’auteur qui assume une réserve quant à la possibilité pour la position de celui-ci d’échapper à la posture critique tant décriée, ou encore comme le rappelle Axel Honneth dans sa critique du postmoderne, Lyotard ne peut au fond que s’appuyer sur un universalisme kantien pour assurer la défense des particularismes telle qu’il l’a entreprise.

Au moment de conclure, il est clair que le cœur de l’auteur de cet ouvrage penche vers l’idée d’une réhabilitation du concept d’aliénation pour penser les problématiques actuelles, et force est de constater qu’elle ne paraît pas pouvoir trouver grande satisfaction dans cette course à la radicalité qui s’achève dans ce que Lyotard nomme aliénation insurmontable, aliénation que tout être hérite par le langage. Le marxisme étant devenu dans la dernière étape de sa pensée une simple sensibilité au différend, le sentiment est donné au lecteur de cette étude que toutes émancipation et posture critique étant impossibles, il faut désormais se rabattre sur l’aliénation constitutive des hommes comme seule consolation, curieux destin pour un ancien militant marxiste