La parution de Charles Maurras: le maître et l'action, fin 2013, soit un peu avant la production historiographique issue de la double commémoration de la Grande Guerre et de la mort de Jaurès, invite à prendre du champ. Ecrire sur Maurras est-il un acte si inactuel et isolé, alors que le directeur de la collection « Nouvelles biographies historiques », chez Armand Colin, publie quelques mois plus tard un ouvrage sur Jean Jaurès    ? Ce hasard des calendriers éditoriaux permet d’interroger la trajectoire de ces deux « contemporains capitaux », Maurras et Jaurès, et de comparer leur devenir mémoriel et historiographique. A propos de Jaurès, Maurras écrivait, peu après l’assassinat du fondateur de L’Humanité, le 31 juillet 1914 : « l’incomparable honneur qui vient d’être accordé à M. Jean Jaurès de tomber en signe de sa foi et de sa doctrine affranchit sa personne des jugements d’ordre moral sur sa politique et sur son action. Seules ses idées restent exposées au débat qui ne peut mourir »   . L’hyperinflation mémorielle et politique de l’un contraste avec le dynamisme discret des études maurrassiennes et des travaux sur Maurras   , tandis que la critique maurrassienne salue au travers de cet ouvrage la réintégration de Maurras dans le champ universitaire   et que le contexte politique général est caractérisé par une recomposition des discours sur le nationalisme, depuis les années 2000.

A première vue, le rapport à la Grande Guerre de Jaurès, comme de Maurras, joue un rôle important dans leur postérité mémorielle contrastée : au pacifisme ambigu de Jaurès, mort avant le début du conflit, s’oppose le bellicisme revanchiste de Maurras, certes auréolé de victoire en 1918, mais surtout marqué des déceptions de 1918-1919, déterminant en partie le reste de sa trajectoire politique. La Grande Guerre conforte les opinions antérieures de Maurras sur l’Allemagne et le « maître », réformé au combat, s’engage dans une dynamique de soutien à la guerre, constante pendant les quatre ans de guerre   . L’anti-germanisme guide la lecture maurrassienne des années 1920, il se traduit par ses exigences fortes et ses déceptions de l’entre-deux-guerres, au sujet du règlement de la question internationale. La modification s’opère dans les années 1930 et la normalisation du parcours de Maurras apparaît claire au moment de la remilitarisation de la Rhénanie en 1936, lorsqu’il fait preuve à son tour d’un « pacifisme de circonstance » qui prend acte de la lassitude collective   . Le pacifisme de Maurras n’en reste pas moins atypique dans ces motivations : il ne marque pas la fin de l’anti-germanisme maurrassien, mais le primat d’un problème intérieur (sortir de ‘l’impasse républicaine’) par rapport à la situation extérieure.

Sur le plan des idées politiques, les quatre ans de conflit confortent plus qu’ils n’infléchissent le nationalisme intégral de Maurras, ainsi que le rappelle Michel Grunewald : « la vision de l’Allemagne qui se dégage des écrits de Maurras est au moins autant fondée sur le désir d’analyser réellement les événements que suscitent ses commentaires que sur l’utilisation des événements en question afin de confirmer l’exactitude d’hypothèses préexistantes à l’intérieur de son système »   . Sur le plan de sa pratique politique, les similitudes et les différences dans l’attitude de Maurras en guerre sont intéressantes, d’un conflit à l’autre. Pour le premier conflit mondial, l’auteur souligne l’implication politique alors nouvelle de Maurras, précisant que « cette démarche qui peut se comprendre, si l’on se place sur le terrain du journalisme d’opinion ou de l’expertise politique, est en même temps antinomique de ce qu’était le but de l’Action française : renverser un régime considéré comme incapable de préparer une guerre mais plus encore de la conduire ». A rebours, pour le second conflit, O. Dard entend montrer les limites de son engagement, y compris du point de vue des intentions, faisant surtout de Maurras un exemple de la « mystique Pétain », dont il montre par ailleurs l’importance dans le champ intellectuel et politique français de la fin des années 1930. De fait, dans l’examen comparé des trajectoires mémorielles de ces deux « contemporains capitaux », si Jaurès n’a jamais été autant Jaurès qu’en juillet 1914, le Maurras de 1914 ou de 1918 est effacé par le Maurras pétainiste.

Sur le plan politique et philosophique, Maurras et Jaurès peuvent difficilement être plus antithétiques : ainsi Maurras exploite astucieusement le jeu des inimitiés entre familles politiques, pour ramener Barrès à lui, alors même qu’idéologiquement, les divergences entre le maître et son disciple sont nombreuses. Au-delà, entre Maurras et Jaurès, ce sont deux systèmes philosophiques opposés, mais aussi deux visions de l’histoire et de la politique qui se font face, pour reprendre les mots de Maurras à l’égard du « parti des intellectuels » dreyfusards : « c’est bien le kantisme et l’université criticiste qui servent de ciment à tous les intellectuels si bien décorés de la nouvelle rouelle par Caran d’Ache. La rouelle, c’est l’idée juive, c’est la fleur de la justice éternelle vantée en latin par Jaurès dans sa thèse philosophique, c’est l’idée biblique du droit, c’est l’évangélique Perat mundus fiat justitia agité comme toujours dans l’histoire au profit des passions et des intérêts »   .

Cependant, leurs trajectoires divergentes illustrent toutes les deux un même moment dans l’histoire de la pensée, caractérisée par la production d’une métaphysique sans métaphysique, ou plus exactement, d’une philosophie à l’ancrage métaphysique sécularisé, dans une société qui connaît alors une nouvelle étape dans la sécularisation   , sans que les deux auteurs ne puissent se déprendre d’une confrontation de leur système de pensée avec ces nouvelles données du fait religieux   . Sur ce point, Maurras ne va pas à contre-courant de cette évolution et la trajectoire biographique et intellectuelle des deux contemporains est bien moins éloignée de ce point de vue qu’elle ne l’est politiquement. Pour ce qui est de Maurras, on retrouve dans son analyse de l’Affaire Dreyfus une double caractéristique de son caractère antimoderne. D’une part, son antimodernité, au sens de réaction, se manifeste à travers une vision de l’Histoire contre-révolutionnaire, dans laquelle l’Affaire est la quatrième et dernière étape « de la ‘décadence intellectuelle’, dont la matrice est ‘l’esprit chrétien’ »   , responsable de la chute de l’empire romain, de la désorganisation de la civilisation catholique par la lecture de la Bible en langue vulgaire (anti-luthéranisme), de la philosophie des Lumières aboutissant à la Révolution française   , jusqu’à l’affaire Dreyfus, « où l’esprit chrétien (…) donne une théologie de l’individu, théorie de l’anarchie pure »   . Dans cette lecture contre-révolutionnaire classique, Maurras récupère tout l’héritage du traditionalisme politique et du catholicisme antimoderniste. D’autre part, on peut souligner la modernité singulière de la position de Maurras en son temps   , dans la vision qu’il conçoit des rapports entre religion et société : antimoderne, partageant avec certains penseurs catholiques une même vision contre-révolutionnaire de l’Histoire, ce dernier assigne ici à la religion catholique une fonction d’ordre social, de « politique d’abord », s’affranchissant de sa dimension transcendantale. En ce sens, Maurras est bien « absolument moderne » et son système philosophique est lui aussi le produit d’une pensée sécularisée expliquant les heurts qui hérissent son « magistère intellectuel » dans ses rapports avec le magistère romain dans sa conception du fait religieux
 

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