Le cinéma de Gregg Araki regorge de personnages adolescents qui évoluent, armés de leurs aspirations et de leur mal-être, dans un environnement hostile ou étranger : c’est le cas de Brian et Neil dans Mysterious Skin ou de Smith dans Kaboom. White Bird ne fait pas exception puisqu’on y découvre Kat, une jeune femme qui se trouve, par la force des choses et de l’âge, à une époque charnière de son existence. Elle mène une vie banale et agréable, jusqu’au jour où sa mère disparait sans laisser de traces, ébranlant pour de bon un modèle qui faisait illusion jusqu’alors. Présentée ainsi, l’intrigue de départ ne fait que perpétuer un topos cher au cinéma hollywoodien : la mise en crise de l’american way of life et de l’illusion de bonheur qu’il promet.

Gregg Araki s’approprie cependant avec malice les codes du genre et ne cesse de jouer avec eux, comme lorsque son héroïne déclare que sa psychanalyste ressemble à une actrice qui joue la psychanalyste, ou qu’elle admet que son histoire a des allures de « mauvais téléfilm ». Anodines en apparence, ces paroles qui produisent un discours sur le film ? Pourtant, en les prononçant, l’héroïne change de statut, puisqu’elle délivre une appréciation sur l’histoire qu’elle raconte et du même coup sur le film lui-même. Ces quelques inflexions narratives – qui sont à proprement parler des métalepses – viennent complexifier un dispositif classique en apparence : un récit rétrospectif qui se présente comme une double enquête : enquête sur la disparition de la mère / enquête sur soi. De même, les séances chez la psychanalyste viennent instaurer une temporalité intermédiaire, Kat essayant de mettre des mots sur l’événement traumatique qu’elle a vécu. Par une véritable mise en abyme de la confession, cette psychothérapie infructueuse semble se faire l’écho d’une autre thérapie, entreprise bien plus tard : celle que Kat est en train d’effectuer en racontant son histoire au spectateur.

C’est que la question du dire – ou plutôt de l’impossible aveu – obsède tous les personnages du film : la mère prétend être heureuse, jusqu’à n’en plus pouvoir ; le père feint de ne pas s’en apercevoir ; le petit ami porte un lourd secret ; et Kat, enfin, passe son temps à nier les évidences. Elle suspecte une attirance entre sa mère et son petit ami mais reste longtemps sans leur demander une explication. De même, elle est la seule à ne pas concevoir la responsabilité de son père dans la disparition de sa mère, alors que la vérité se trouve sous ses yeux, ou plutôt dans ses rêves. Ces rêves, qui reviennent de manière récurrente tout au long du film, détiennent la clef de l’énigme. Annoncés à chaque fois par un fondu au noir qui les isole du reste du film, ils constituent des respirations dans la narration, des instants où la vérité, fût-ce de manière codée, s’élève de cet environnement de non-dits et de faux semblants. Paradoxalement, ces rêves, malgré leur caractère mystique et inquiétant, paraissent plus vrais que le réel dont les couleurs saturées et l’aspect publicitaire comportent quelque chose de profondément factice. Cette réalité fige les personnages et les enferme dans la représentation d’un modèle de vie qu’ils ont intégré, volontairement ou non.

Tout n’est finalement ici qu’une question de représentation. L’héroïne elle-même a tout le loisir de recomposer son histoire en la racontant a posteriori. La présence fantomatique de la mère, par exemple, relève à la fois d’une appropriation de l’héritage hollywoodien qu’on imagine être celui de Kat (la mention du mauvais téléfilm nous le prouve) et d’une stylisation forcée de son passé : en racontant son histoire, on finit toujours par la transformer. Et si cette histoire racontée n’était qu’une sorte de roman familial inventé de toutes pièces par une adolescente qui se rêve en héroïne de séries télé ? Au fond, de nombreux adolescents pourraient fantasmer ce genre d’histoire composée de drames et leur réservant le premier rôle.

Gregg Araki continue de composer, film après film, une grande histoire de l’adolescence et de ses contingences. Si l’existence des personnages adultes de White Bird paraît figée dans l’espace et le temps, celle des adolescents offre encore une promesse de liberté. Ces êtres en transit entre deux époques, deux états sociaux, ont encore la possibilité de ne pas faire comme leurs parents. La libération sexuelle de l’héroïne, son départ à l’étranger, les nombreux moments qu’elle partage avec ses deux meilleurs amis, tranchent nettement avec l’immobilisme – affectif et physique – de l’ensemble des adultes qu’elle fréquente. Le réalisateur semble toucher du doigt cette liberté – certes fragile – que confère l’adolescence dans sa manière de concevoir le cinéma.

On la retrouve souvent dans les dernières scènes de ses films, où l’inattendu émerge de manière plus ou moins brutale et vient tout remettre en cause. Déjà dans Mysterious Skin, le rapprochement entre la victime et son « bourreau » renversait, en un geste tendre, la vision traditionnelle de la responsabilité. De Kaboom au contraire, on retient ce final explosif, qui en une seconde, anéantissait tout ce qui avait été construit auparavant. Quant au twist final de White Bird esquissé en bout de course, il constitue un véritable pied de nez adressé à la narration classique, puisqu’un changement de point de vue nous révèle, pour la première fois, ce dont l’héroïne-narratrice n’avait pas conscience. Cette scène étrange possède à la fois quelque chose de ludique (et non de parodique) et de tragique, caractéristiques qui chez Gregg Araki ne sont jamais contradictoires : elles cohabitent d’ailleurs sans peine tout le long du film dans le personnage de la mère, stéréotype de la housewife poussé à l’extrême, mais qui n’en reste pas moins bouleversante. On peut en dire autant de Kat, qui se révèle être bien plus qu’une héroïne de « mauvais téléfilm ». En réalité, dans ce mauvais téléfilm se niche un beau film sur l’adolescence et ses possibles, des possibles qui sont amenés à disparaître et que le cinéaste cherche à pérenniser.