La scène d’ouverture, très belle et immédiatement immersive, semble transposer les classiques chevauchées fordiennes sur un territoire bien français: un long travelling accompagne la course d’une moto conduite par deux jeunes garçons à flanc de colline. Le conducteur pousse quelques accélerations, se lève de la selle, se repositionne. Celui qui est à l’arrière est armé, et regarde au loin. La caméra, placée en légère position de contre-plongée, pose la moto sur la ligne de crête d’un terrain agricole picard et laisse apercevoir un horizon semi-rural, dont les tons grisâtres sont rehaussés par le bruit assourdissant du véhicule. Le temps est lourd, l’atmosphère menaçante. Le convoi s’arrête. Le garçon à l’arrière ajuste son arme, vise, et tire. Un lapin. Les cow-boys sont en réalité des braconniers. De petits chasseurs.

Après un premier film remarqué, La BM du Seigneur (2010), une plongée quasi documentaire dans le monde des Yéniches, Jean-Charles Hue développe avec Mange tes Morts cet environnement gitan dans une fiction plus travaillée, bâtie autour de la figure écrasante de Fred, chouraveur fraîchement sorti de 15 ans de prison. Son retour au bercail divise la petite communauté yéniche, entre admirateurs en attente de nouvelles courses poursuites avec les schmidts et détracteurs partisans d’une vie rangé et guidée par les principes de la religion.

Relégué dans les périphéries d’une ville du nord, entre champs de colza, zone industrielle et aéroport, le camp yéniche semble perdu dans un territoire qui ressemble fort à un ouest américain crépusculaire. Sans pour autant se placer sur le terrain du road movie (il n’y a pas de à proprement parler de déplacement), Mange tes Morts reste un film de route, construit autour d’une virée nocturne, d’un vol de camion et d’une course poursuite avec les flics. Voiture et motos, véritables extensions du domaine privé des yéniches, sont filmées comme de fidèles montures. A ce titre, le film est véritablement lancé lorsque les jeunes frères offrent à Fred un modèle semblable à sa voiture de jeunesse, une BMW Alpina, qui déclenche en lui le besoin de “chasser” à nouveau. Il entraîne avec lui sa petite bande dans une descente virile et dangereuse. Le rapport au territoire qui s’exprime alors est unique: Fred rappelle qu’une chasse n’est réussie que si le chasseur connaît intimement chaque tronçon de route, mais lui même se retrouve perdu, après 15 ans de placard, sur un terrain qui a malheureusement bien changé.

Au delà du genre qui le caractérise, celui du western urbain, le film réussit à engager une réflexion sur le sens du comportement mortifère de Fred. On y voit la conjonction de deux enjeux, l’un plutôt psychologique, l’autre d’avantage social: il exprime à la fois le désir de ré-endosser le rôle structurant du passé (la figure sacrificielle du grand frère protecteur) et le besoin inconscient de s’inscrire dans un mythe fondateur de la communauté, celui des “chasseurs” protecteurs de leur famille. Fred est un homme fier, tombé parce qu’il a volé des camions de viande pour nourrir sa famille (la métaphore du chasseur ne saurait être plus explicite), et qui cherche à montrer que les années n’ont altéré ni ses qualités de chouraveurs ni son sens du “devoir”. Au delà de ce comportement très personnel, se joue le sort du groupe, qui s’est lentement “normalisé” en se tournant vers une vie régulière empreinte de religiosité - ce que Fred ne supporte pas. Ce télescopage entre lutte personnelle et collective pour le sens s’incarne dans la chevauchée initiatique imposée à son jeune frère Jason, qui représente le futur du groupe que sa mère tente de mettre sur le droit chemin en le préparant au baptême.

La clef de voûte du film est évidemment Fred, qui remplit littéralement l'écran de son corps et de sa voix. A la fois objet de l'admiration de Jason et sujet de discorde pour la communauté, protecteur encombrant, source d’ennuis et porteur de leur solution, Fred s’impose au film par sa puissance physique et sa volonté sans faille - à l’image du film lui-même, et du cinéma d’auteur périphérique auquel il participe, si rare dans le paysage audiovisuel français contemporain