Une approche (trop) originale de la "crise" de l’Université.

En dépit du changement de majorité en 2012 et mécaniquement de titulaire à la tête du ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche (ESR), certains observateurs, comme le groupe Jean-Pierre Vernant, soulignent la continuité entre les politiques publiques de droite et de gauche. Dans L’Université en miettes. Servitude volontaire, lutte des places et sorcellerie, Yves Dupont propose de remonter jusque dans les années 1980 afin de retrouver les prémices de ce mouvement de transformation de l’ESR.

Ancien chercheur à l’INRA-Paris de 1975 à 1990, maître de conférences puis Professeur de socioanthropologie à l’Université de Caen de 1991 à 2006, il est aujourd’hui Professeur émérite et siège au conseil scientifique du Comité de recherche et d'information indépendante sur le génie génétique (CRIIGEN), fondé en 1999 par l’ancienne Ministre de l’environnement Corinne Lepage, les professeurs Gilles-Eric Séralini, connu pour ses études controversées sur la nocivité des OGM, et Jean-Marie Pelt, botaniste et homme de radio. Cet essai, au ton très personnel, se fonde, outre sur l’expérience d’enseignant-chercheur de Dupont, sur ses souvenirs de jeune étudiant à la faculté de sociologie de Caen. Créée par Claude Lefort, elle compte parmi ses enseignants le principal animateur du MAUSS, Alain Caillé. Dupont y côtoie alors d’autres étudiants, souvent parmi les premiers de leur famille à faire des études supérieures, comme Marcel Gauchet ou Jean-Pierre Le Goff. Dupont s’engage ensuite dans une recherche doctorale sur les sociétés paysannes sous la direction du sociologue Henri Mendras, avant de débuter sa carrière de chercheur à l’INRA.

Des universitaires responsables de leur sort ?

Allant à rebours du discours – selon lui – de victimisation des universitaires, Yves Dupont se propose d’envisager la responsabilité des intéressés dans la "crise" actuelle de l’Université : "Cet essai a pour ambition de proposer un ensemble d’analyses des facteurs, des projets et des décisions qui, avec l’assentiment actif ou passif des principaux intéressés, ont abouti à la dévalorisation des savoirs et au profond remaniement de l’université française et du secteur de la recherche."   Ce dernier serait l’œuvre d’une hybridation entre néolibéralisme, idéologie managériale, bureaucratisme et technocratisme… Ce développement monstrueux aurait été rendu possible par la montée en puissance de l’individualisme et de ses avatars (fascination pour les nouvelles technologies, désir de reconnaissance et ressentiment). Les universitaires auraient tacitement approuvé ces réformes, faute de rébellion, à la source d’une guerre entre tous et génératrice de "boucs émissaires" comme les candidats locaux. La mission de transmission de la culture qui revenait traditionnellement à l’Université s’en trouve profondément mise en cause.

Dupont décrit alors quelques-uns des maux qui touchent l’Université. "Aspirant à l’excellence", elle se serait progressivement transformé en une entreprise faisant de ses étudiants des consommateurs et contractualisant à tout va les rapports professionnels au détriment des collaborations anciennes de la communauté des enseignants-chercheurs. Cette refonte affecte différemment les disciplines en présence, certaines porteuses d’avenir (informatique, économie ou sciences appliquées) récoltant plus de moyens financiers et humains que celles jugées peu productives (lettres et sciences humaines). L’auteur parle d’une "destruction de l’enseignement" lorsqu’il évoque l’absence d’accompagnement consécutif à la massification universitaire enclenchée par le 80% d’une classe d’âge diplômée du baccalauréat. Ses descriptions des arcanes du monde universitaire, entre "lutte des places" et "désir de reconnaissance", sont peu flatteuses pour ses collègues. Hyperspécialisés, soumis à une compétition accrue, les enseignants-chercheurs perdraient la notion de common decency chère à un Georges Orwell et remise au goût du jour par Jean-Claude Michéa.

Universitaires et paysans : même combat ?

Ce discours est cependant déjà bien connu : l’originalité de l’essai d’Yves Dupont repose sur sa comparaison entre le monde universitaire et le monde rural. En s’appuyant sur sa connaissance de ce dernier, il fait notamment intervenir la notion de sorcellerie, qu’il définit (au cours du développement) comme une façon de rappeler à la règle, de contrôler la démesure dans des sociétés autonomes. La sorcellerie serait une "institution" régulatrice des appétits et des conflits, faisant rempart à la montée du capitalisme. La crise de sorcellerie interviendrait lorsque des solutions conventionnelles n’arrivent pas à bout d’une répétition d’événements problématiques. La modernisation des campagnes françaises qui a transformé les paysans en agriculteurs (ie : producteurs) et aurait causé de nombreuses crises de sorcellerie d’une société, autrefois très structurée, alors en perte de repères, pourrait désormais s’appliquer au monde universitaire, incapable de se réguler de façon autonome et désorienté par les injonctions paradoxales des politiques publiques.

Ce lien très fort établi par Dupont entre Université et monde paysan peut se lire aussi comme le prolongement de ses intérêts de chercheur pour l’étude des OGM et plus généralement la préservation de l’environnement (via la mise en avant du concept de décroissance). Il consacre ainsi un chapitre aux lanceurs d’alerte, de plus en plus menacés au sein de l’Université d’après lui, s’appuyant sur ses expériences de recherche pluridisciplinaires associant notamment sociologues et biologistes.

Le ton résolument personnel et engagé de cet essai ne manquera pas de susciter un goût de nostalgie, en témoignent les titres de certains chapitres comme "La disparition d’un monde". Dans un tel chapitre, l’on regrettera ainsi que ses souvenirs priment sur le recours à des enquêtes historiques ou sociologiques sur le sujet : les travaux d’un Pierre Bourdieu, auteur d’Homo Academicus   , ou de Christophe Charle sur l’histoire des universités   sont passés sous silence, de même que les réflexions de l’ARESER.  

Par ailleurs, ce qui fait l’originalité de l’ouvrage, la comparaison entre mondes paysan et universitaire, constitue également l’un des principaux questionnements du lecteur : à force de vouloir contextualiser et rapprocher les deux situations, l’auteur finit par consacrer de très longs développements aux mutations du monde paysan sans que le lecteur ne puisse toujours établir des liens nets avec la situation de l’Université et comprendre in fine la démonstration. Néanmoins, l’on retiendra surtout l’appel implicite d’un tel essai à la responsabilité individuelle face à la logique d’un système ou d’une idéologie qui nécessitent toujours des êtres humains afin de s’incarner et d’être mis en œuvre

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