Adapté du Bildungsroman (roman d’apprentissage) éponyme de Markus Zusak, La Voleuse de livres est un film qui ne fait pas mystère de ses intentions humanistes. L’intrigue se déroule entre 1938 et 1945. Fille d’une communiste, la jeune Liesel (Sophie Nélisse) est, dès le début du récit, accueillie par un couple résidant dans un village du sud de l’Allemagne. Ses parents adoptifs, les Hubermann (interprétés par Geoffrey Rush et Emily Watson), n’adhèrent pas au Parti national-socialiste (NSDAP) alors au pouvoir. Au contraire, malgré les autodafés qui ont lieu sur la place publique, Hans Hubermann transmet à la jeune fille le goût de la lecture. Enfant, puis adolescente, l’héroïne passe ainsi progressivement du statut d’illettrée moquée par ses camarades de classe à celui de lectrice passionnée, réconfortant par ce moyen ses condisciples apeurés par les conséquences de la guerre. Un peu didactique par moment, le film vise ainsi à transmettre l’idée que c’est par l’acquisition d’un savoir livresque et d’une forme de sensibilité artistique qu’il est possible de résister au totalitarisme. La Voleuse de livres est, en quelque sorte, une allégorie des bienfaits de la littérature en période de crise sociétale. Cette résistance morale se traduit par la suite en actes puisque Hans choisit de cacher dans leur maison un jeune juif, Max (Ben Schnetzer), dont le père lui a sauvé la vie pendant la Première Guerre mondiale. Dans l’ensemble, les (bonnes) intentions de l’équipe du film ne font donc aucun doute.

Il est tout de même intéressant de se pencher sur tout ce qui excède celles-ci. Pour cela, deux des choix effectués dans l’adaptation filmée sont à souligner. Le premier est relatif au point de vue adopté. À ce niveau, la décision prise est particulièrement bien illustrée par la séquence introductive. Assurée par une voix off omnisciente (qui n’est rien moins que celle de la mort) la narration débute alors qu’une vue surplombante sur un train prise depuis les nuages apparaît à l’écran. Par la suite, le spectateur découvre l’intérieur dudit train par le moyen d’un plan filmé à hauteur d’homme. Enfin, la caméra se rapproche de Liesel, puis après une coupe, épouse durant quelques secondes l’axe de son regard. La suite du film se poursuit en adoptant cette perspective. L’histoire est ici racontée en suivant strictement les faits et gestes de la jeune fille. C’est elle, qui par ses actions, met en mouvement les autres protagonistes. De plus, les lieux qui sont donnés à voir sont, généralement, ceux qu’elle peut atteindre en marchant : son école, les commerces avoisinants, la maison du bourgmestre, le lac à l’extérieur du village, etc. Tout est narré par le prisme de son point d’observation : l’endoctrinement des enfants, le déclenchement du second conflit mondial, la mobilisation des pères de famille, les premiers bombardements sur le sol allemand, la violence à l’encontre des commerçants juifs, etc. En cela, le film se rapproche des enjeux d’une Alltaggeschichte, d’une Histoire du quotidien (voir notamment Alf Lüdtke (dir.), Histoire du quotidien, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 1994). Il n’est pas question de filmer les grands hommes ni les grands événements, et encore moins de développer une réflexion sur les tenants et les aboutissants de l’idéologie nazie. Le choix de cette focale relativement originale est particulièrement pertinent, car il conduit à s’intéresser à la manière dont des Allemands aux actions non exceptionnelles ont vécu entre 1938 et 1945. Il devient, cependant, problématique, car il est associé à un second choix : celui d’adoucir l’histoire du roman de Markus Zusak (2005).

En effet, la plupart des personnages négatifs présents dans le livre sont absents, ou tout du moins leur caractère est fortement tempéré. Par exemple, la mère adoptive n’exerce dans le film aucune violence physique envers Liesel, elle ne jure pas non plus (le film évitant ainsi une interdiction aux moins de 13 ans sur le sol américain). Le personnage de l’institutrice, sévère représentante de l’autorité, reste également en retrait. Peu présents, les membres du Parti national-socialiste n’exercent qu’une pression distante. Si des soldats poussent à terre Liesel, son père adoptif et un commerçant juif, ils n’interviennent qu’à la marge du récit. Enfin, un unique camarade d’école a la tâche d’incarner, à lui seul, l’ensemble des jeunesses nationales-socialistes. Cela ne veut pas dire que les aspects négatifs du régime sont gommés intentionnellement, mais simplement qu’ils ne sont pas interprétés par des protagonistes identifiables. S’exerce ainsi tout au long du film une dépersonnalisation de la violence institutionnalisée.

Au contraire, les personnages ayant des valeurs humanistes sont très nombreux et très présents. Le père est particulièrement doux et attentif. Il joue de la musique et lit avec sa fille adoptive. La mère, d’abord revêche, s’avère avoir un grand cœur. Elle protège au mieux Liesel de l’adversité. Le fils des voisins, Rudi, est un ami infaillible avec qui elle fait les quatre-cents coups. La femme du bourgmestre invite, elle, la fillette à pénétrer dans sa maison, puis dans sa bibliothèque, avec une gentillesse toute naturelle. Le jeune Juif caché par les Hermann est lui aussi une crème. Les exemples pourraient ici être multipliés. Cette mise en avant de personnages quasi-unanimement positifs semble guidée par une volonté permanente de protéger et de réconforter le spectateur. Comme l’a noté Stephen Holden dans le New York Times, le réalisateur agit envers le public comme un dentiste voulant rassurer un enfant en lui expliquant : "N’aie pas peur. J’essaierai de ne pas te blesser même si tu vas peut-être sentir un petit pincement". Ce parti pris tend parfois au kitsch (au sens que Milan Kundera donne à ce terme dans L’Insoutenable Légèreté de l’être), c’est-à-dire à une volonté de nier les aspects les plus durs ou complexes de la période abordée.

Ces décisions ont, au moins, trois conséquences problématiques dans le film. Premièrement, cela mène à représenter l’Allemagne nazie sans jamais se confronter directement à la question de l’adhésion réelle des habitants aux valeurs du régime. Deuxièmement, suivant en cela une certainement tendance du cinéma allemand contemporain ces choix conduisent à davantage insister sur la représentation des habitants du pays comme des victimes, plutôt que sur celles des victimes du régime nazi lui-même. La petite fille n’étant pas amenée à se retrouver sur le front ni à être directement persécutée, l’histoire de La Voleuse de livres se déroule ainsi sans qu’aucun sentiment d’oppression particulier se développe. De plus, durant l’ensemble du film, les violences les plus représentées sont celles exercées par les Alliés, via des bombardements. Si l’aviation n’est jamais visible à l’écran, sa présence n’en est pas moins menaçante. Cela est renforcé par le fait que le passage du livre de Zusak durant lequel un avion est descendu et un pilote tué n’apparaît pas dans le film. Ces attaques aériennes finissent par détruire en 1943 le quartier où vit Liesel, tuant sa mère adoptive et le fils du voisin. La jeune fille est alors secourue par un brancardier revêtant un uniforme allemand. L’armée, qui n’est que peu représentée exerçant des violences contre les opposants du régime, est ici montrée comme prenant soin des habitants.

Quelques minutes avant cette séquence qui conclut le film, le père adoptif, incorporé de force dans l’armée, avait aussi été blessé par un raid similaire. Partout, ces frappes aériennes semblent marquées par le sceau de l’arbitraire, infligeant sans distinction des souffrances aux principaux personnages du film. L’impression selon laquelle les armées Alliées sont des ennemis est, à la fin du film, renforcée par la mention "US Troups Occupy Germany 1945" : de manière symptomatique, la fin de la guerre et du régime national-socialiste n’est pas représentée comme une "libération", mais bien comme une "occupation". Ce dernier aspect est d’autant plus paradoxal que deux des personnages principaux sont des enfants appartenant à deux des principales catégories de victimes du nazisme (Juifs et Communistes). Il est ici à noter qu’à la fin du film, il s’agit des deux seuls survivants parmi les protagonistes. Cela tend à transmettre implicitement l’idée que le nombre des victimes infligées par les Alliés est supérieur à celui des victimes du régime.

Troisièmement, la décision consistant à suivre les actions de la seule Liesel mène à une perception du jeune Juif, Max, comme un non-acteur de l’histoire. Celui-ci quitte sa mère à la suite de la Nuit de Cristal, puis il fuit la maison pour ne pas mettre en danger la famille adoptive, mais à aucun moment il n’agit véritablement. De même, lors de la scène d’expulsion des Juifs de la ville à la fin de 1942 (quand le Reich est censé devenir Judenrein, c’est-à-dire vide de tout Juif), ceux-ci sont montrés comme des présences spectrales incapables de la moindre réaction, alors que Liesel essaye, elle, d’intervenir, se faisant alors repousser par un soldat. Il y a là un choix de représentation qui s’inscrit en contradiction avec une tendance contemporaine du cinéma américain qui insiste plutôt sur les Juifs comme ayant opposé une résistance aux violences génocidaires qu’ils ont subies entre 1933 et 1945. 

Ces trois remarques conduisent, en conclusion à s’interroger sur les conséquences d’une telle représentation kitsch du troisième Reich. Reprenant à mon compte les termes d’Holden, "je ne peux pas m’imaginer que les créateurs de La Voleuse de livres étaient conscients que le message sous-jacent à leur film était que finalement ce [l’Allemagne entre 1938 et 1945] n’était pas si mal". Si cette signification n’est pas intentionnelle, c’est cependant bien cette impression générale qui se dégage de la vision du film. Au-delà du message humaniste transmis par son intrigue principale, ce film constitue donc une tentative de reconstitution pour le moins simplificatrice et problématique d’une période complexe et cruciale de l’histoire contemporaine