La publication du premier cours délivré par Derrida à l'ENS-Ulm en 1964-1965 consacré à Heidegger donne accès au laboratoire de travail où s'est élaborée son oeuvre.  

Poursuivant le vaste projet éditorial de publication des cours et des séminaires que Jacques Derrida a délivrés tout au long de sa carrière, notamment à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, les éditions Galilée ouvrent avec ce volume dédié à Heidegger et à la question de l’Être et l’Histoire un nouvel ensemble correspondant à l’enseignement de Derrida antérieur à l’époque de l’EHESS, donné entre 1960 et 1964 à la Sorbonne, et entre 1964 et 1984 à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm à Paris. Une fois encore, ainsi que nous le disions dans un précédent compte rendu du premier volume du séminaire de 1999-2000 sur la peine de mort, il faut savoir gré aux éditions Galilée et aux maîtres d’œuvre de ce formidable projet éditorial d’offrir aux lecteurs la possibilité d’accéder à la parole enseignante de Derrida comme à une sorte de laboratoire de travail où s’est élaborée son œuvre.
 
A l’époque de la tenue du cours consacré à Heidegger (1964-1965), Derrida entame une nouvelle étape dans sa carrière. Après avoir été durant quatre ans  seul assistant de Philosophie générale et logique à la Sorbonne – où il était donc censé assister les professeurs dont en droit il dépendait mais qui lui laissèrent en fait toute liberté pour organiser ses cours comme il l’entendait (à savoir Suzanne Bachelard, Georges Canguilhem, Raymond Polin, Paul Ricœur et Jean Wahl) –, il commence sa première année d’enseignement à l’ENS au titre de "caïman" (agrégé-répétiteur), au côté d’un unique collègue en philosophie, Louis Althusser, devant un auditoire comportant entre vingt et quarante personnes (élèves de l’ENS – parmi lesquels Etienne Balibar et François Galichet –, étudiants d’université et auditeurs libres). La période d’enseignement de Derrida à l’ENS-Ulm coïncide avec des publications majeures, en 1967 notamment, qui voit paraître De la grammatologie, La voix et le phénomène et L’écriture et la différence.

Le cours intitulé Heidegger : la question de l’Être et l’Histoire s’est tenu en neuf séances distinctes un lundi sur deux, du 16 novembre 1964 au 29 mars 1965, avec quelques séances de discussion organisées le samedi. A cette époque, dans ce poste et en ce lieu bien particuliers de l’enseignement supérieur français, Derrida était parfaitement libre de choisir son sujet. L’un des intérêts de ce cours est qu’il émane directement des travaux de recherche et d’enseignement de Derrida, sans aucun lien avec un cours du programme de l’agrégation de philosophie à laquelle le professeur préparait par ailleurs ses étudiants.

Et s’il faut bien avouer que le lecteur n’est pas surpris outre mesure de découvrir que, dans les années 1960, les recherches de Derrida portaient (déjà) sur Heidegger, il importe également de reconnaître que l’extraordinaire finesse et précision de sa lecture, l’ampleur de sa connaissance des écrits de Heidegger, la profondeur de ses commentaires impressionnent durablement. Le contraste entre la lecture que Derrida propose de Heidegger et celles qui avaient cours à l’époque est saisissant. Rappelons qu’à l’heure où Derrida débute ce cours (en novembre 1964), une traduction partielle d’Être et Temps venait tout juste d’être publiée chez Gallimard (en avril 1964), contraignant Derrida à traduire lui-même les passages non encore disponibles en français, et, le plus souvent, à retraduire ceux qui l’ont été. Or sous ce rapport déjà, ce que nous serions tentés d’appeler l’avance de Derrida sur ses contemporains est frappante car ses traductions sont non seulement très supérieures à celles qui ont été publiées, mais elles témoignent d’une étonnante sûreté, laquelle est manifestement le fruit d’une longue fréquentation de la pensée heideggérienne. Derrida est en train d’initier en ce milieu des années 1960, une toute autre lecture de Heidegger qui ne trouve guère d’équivalent à l’époque en France, et qui, cela va sans dire, rompt absolument avec la lecture existentialiste développée par Sartre dans L’être et le néant, ou la lecture anthropologiste défendue par Kojève dans  son Introduction à la lecture de Hegel, dont on ne saurait surestimer, selon Derrida, le tort qu’elles ont pu faire à l’analytique existentiale de Heidegger.

Bien que le cours soit consacré dans une très large mesure à un commentaire de quelques thèmes clés d’Etre et Temps (notamment le thème de la destruction de la métaphysique, le projet de refondation d’une pensée de l’Être, le thème de l’Histoire et celui de l’historicité et ses nombreux corolaires, tels que les thèmes de l’Entschlossenheit, de l’être-vers-la-mort, du destin, etc., et celui, très important, de la Sichüberlieferung, que Derrida est le seul à avoir mis en lumière, non seulement à l’époque, mais bien au-delà des années 1960), la réflexion déborde assez largement les limites de l’opus magnum de Heidegger, pour prendre en considération les ouvrages postérieurs, tels que Kant et le problème de la métaphysique, Qu’appelle-t-on penser ?, l’Introduction à la métaphysique, la Lettre sur l’humanisme, etc., et pour confronter Heidegger à Hegel ou Husserl, mais encore à Kant ou Freud.

En raison de l’ampleur de la perspective prise par Derrida, de sa maîtrise du corpus phénoménologique et de sa connaissance de l’idéalisme hégélien le cours se révèle passionnant de bout en bout. Mais passionnant, le cours ne l’est pas seulement en tant qu’il apporte une contribution à la compréhension de ces différents auteurs, mais aussi du point de vue des études derridiennes car il annonce les futures analyses de Heidegger que proposera Derrida. Son article de 1983 " Geschlecht I. Différence sexuelle, différence ontologique" reviendra ainsi au §72 d’Être et Temps, si décisif dans le cours de 1964-1965 ; Apories (1992) peut être lu comme une autre explication soutenue avec Heidegger, dont le thème central de l’inauthenticité est déjà clairement abordé ici. On observera enfin avec intérêt de quelle manière les concepts majeurs de la pensée de Derrida se mettent en place : les concepts d’écriture, de texte, de greffe, et bien sûr le thème même de la dé(con)struction