Un ouvrage d'introduction aux éthiques de la nature appelé à devenir l'outil pédagogique indispensable des prochaines décennies.  

Le remarquable ouvrage que vient de publier Gérald Hess comble une lacune importante dans le domaine de la philosophie environnementale française, laquelle souffrait de ne disposer d’aucune étude synthétique et systématique présentant les diverses éthiques de la nature élaborées au cours du XXe siècle.

Si un privilège est très nettement accordé par l’auteur, comme sans doute il se doit, aux entreprises théoriques conduites par les penseurs anglo-américains, en ce que ces dernières se distinguent par le haut degré de raffinement qu’elles ont reçu depuis plus d’une trentaine d’années, une attention soutenue est également portée aux propositions avancées par des penseurs européens de premier plan, tels que Hans Jonas, Michel Serres, Martin Seel ou Augustin Berque. Le titre que l’auteur a choisi de donner à son ouvrage, dont il se justifie en Introduction (p. 16-17), permet de rendre compte de cet élargissement bienvenu de la perspective : en substituant le mot de " nature " à celui d’ " environnement ", lequel est trop souvent entendu au sens de l’environnement de l’homme, il devient loisible de prendre en considération les relations que les humains soutiennent avec la nature non humaine, en entendant par là aussi bien les animaux que les entités du monde naturel telles que des écosystèmes ou des biocénoses. Les éthiques de la nature dont il sera question ici concerneront donc non seulement les éthiques environnementales qui ont été élaborées sur le vieux continent et dans les pays anglo-saxons, mais aussi les éthiques animales, qui ont un titre à figurer dans la " cartographie conceptuelle " que s’efforce de tracer l’auteur, même si ce dernier prévient qu’elles font généralement l’objet d’une réflexion à part du reste de l’éthique environnementale.

L’ouvrage se subdivise en deux parties. La première propose, en une série de cinq chapitres, des analyses fort utiles et parfaitement claires, valant introduction générale à l’éthique environnementale, consacrées à l’examen des concepts de " nature " (ch. 1) et de " valeurs naturelles " (ch. 2), à une typologie des diverses théories morales disponibles (ch. 3), à une élucidation du concept de " communauté morale " (ch. 4), et enfin à un essai brillant de " typologie des profils éthiques " distinguant entre éthique naturaliste non extensionniste ou extensionniste, et éthique holiste (ch. 5). La seconde partie est dévolue aux principales théories éthiques de la nature élaborées au sein de chacune des postures morales recensées. Après l’examen des conceptions de la posture anthropocentrée (ch. 6), vient celui de la posture pathocentrée (ch. 7), puis celui de la posture biocentrée (ch. 8), et enfin celui de la posture écocentrée (ch. 9-10). Précisons que l’ouvrage n’ambitionne pas de présenter une quelconque histoire de l’éthique environnementale (même s’il n’est pas dépourvu de certaines indications éclairantes sur ce point, montrant que l’auteur n’en ignore rien), mais qu’il vise principalement à illustrer le débat théorique concernant l’engagement moral à l’égard de la nature.

Et, sous ce rapport, il n’est pas douteux que l’ouvrage remplit parfaitement son office, et qu’il s’imposera dans les années à venir comme l’outil de référence. Les sections de chapitres consacrées à Bryan Norton, Paul Taylor, Robin Attfield, Holmes Rolston, J. Baird Callicott et Val Plumwood offrent à ce jour les meilleures présentations disponibles en français (et parfois, les seules) des idées avancées par ces auteurs. La typologie des profils éthiques contenue dans le ch. 5 nous semble également l’une des plus claires et des plus rigoureuses jamais avancée, aussi bien en France que dans les pays anglo-saxons. La richesse de la culture mobilisée et les exceptionnelles qualités pédagogiques dont fait preuve l’auteur recommandent – et recommanderont pour longtemps – son ouvrage.

Les limites du projet que l’auteur a poursuivi tiennent peut-être essentiellement à la (trop) grande ambition qui l’anime. Car l’inclusion au sein d’un même ouvrage des éthiques de la nature (éthiques environnementales et éthiques animales) ne se fait pas sans la sous-évaluation, voire l’effacement, des différences philosophiques profondes, et parfois irréconciliables, qui opposent les théoriciens des deux bords. En fait d’éthique animale, il n’est question ici que de Peter Singer, Tom Regan et de Martha Nussbaum, dont les idées sont trop brièvement présentées pour que l’on puisse véritablement en apprécier la portée. Les effets dommageables de la typologie des profils éthiques se font ici doublement sentir, en ce que cette typologie exclut de prendre en compte les entreprises théoriques qui n’ont pas pu y trouver place, et ce qu’elle a parfois tendance à forcer à faire rentrer dans la même case (celle que l’auteur appelle " pragmatique ") des pensées différentes. On ne s’explique pas bien non plus pourquoi, du point de vue même de l’auteur, le courant d’esthétique environnementale fait l’objet de si peu d’attention de sa part, à l’exception des pages qu’il consacre à Martin Seel et à Eugene Hargrove. Inversement, la place qui est réservée dans l’ouvrage à des penseurs majeurs tels qu’Arne Naess et Hans Jonas (mais la même chose pourrait être dite au sujet de Michel Serres) est problématique, en ce qu’elle a tendance, en les incluant sous le chef général d’éthiques de la nature, à gommer les différences et à sous-estimer l’irréductibilité de la deep ecology et de l’éthique du principe responsabilité aux éthiques environnementales .