Deux publications récentes de La Découverte reviennent sur l’environnement sous l’angle historique.
En cette rentrée éditoriale 2013, les éditions La Découverte nous gratifient de deux nouveautés relatives à l’histoire de l’environnement : Carbon Democracy de l’américain Timothy Mitchell et Les îles du Paradis de l’anglais Richard Grove, avant la traduction en janvier de La guerre des forêts d’Edward P. Thompson. Le premier est classiquement édité dans la collection “Cahiers libres” alors que les deux autres inaugurent la collection "Futurs antérieurs", dirigée par l’historien Philippe Minard. Elle "se propose d’introduire dans le débat intellectuel français un auteur/une thèse/un débat qui ont bouleversé un domaine d’études, un champ de recherches ou, plus largement, les modes d’interprétation de certains phénomènes sociaux." Chaque ouvrage apporte une visibilité à des travaux largement cités mais difficiles d’accès puisqu’ils n’avaient jusqu’alors pas bénéficié d’une traduction française. Le texte, qu’il s’agisse d’un chapitre d’ouvrage ou, comme ici, d’un article universitaire, est accompagné d’une traduction et d’une présentation de son auteur par un spécialiste français. L’idée de discussion intellectuelle préside à cette collection et permet donc de faire le lien entre Les îles du Paradis et Carbon Democracy, tous deux amenés vraisemblablement à susciter un débat sur des problématiques associées.
Energie et démocratie
Fortement inspirée des travaux des sociologues des sciences français Bruno Latour et Michel Callon, la thèse de l’historien de Columbia Timothy Mitchell se résume assez aisément : pour comprendre les relations entre démocratie et pétrole, et plus largement entre démocratie et énergie, il ne faut pas se contenter d’analyser les flux financiers générés par cette dernière . Pour beaucoup de commentateurs, le manque ou l’absence de démocratie dans les pays du Moyen-Orient sont dus à la rente pétrolière qui permettrait de faire taire la population, en l’achetant ou en la réprimant. Pour preuve, la révolution arabe a débuté dans les pays pauvres en hydrocarbures (Tunisie, Egypte) ou à la production plus limitée (Lybie) par rapport à ses voisins du Golfe (Bahreïn) .
Leur analyse gagnerait en finesse selon Mitchell si elle se penchait réellement sur les modes de production du pétrole et plus généralement de l’énergie. Débutant à la Révolution industrielle et à l’exploitation intensive du charbon sur laquelle elle s’appuie, l’histoire de la démocratie de masse occidentale est indissociable de cette activité extractive. Elle favorise certes le regroupement d’individus employés dans les mines qui peuvent alors partager leurs idées et leurs espoirs d’une meilleure intégration socio-politique et d’une réduction des inégalités, mais elle leur livre avant tout un formidable moyen de blocage : leur organisation de travail. Les mineurs, grâce à leur connaissance et à leur autonomie dans le travail d’extraction, arrivent rapidement à faire contre-point au patronat et au gouvernement. En lien avec le monde des transports, essentiel à l’acheminement du charbon, elle leur offre de puissants leviers dans la négociation de l’ordre socio-politique, qui conduira au renforcement des institutions démocratiques.
Le pétrole, au contraire, à cause – ou grâce – à sa fluidité, peut être exploité à une distance considérable des lieux de consommation, alors que ses travailleurs sont divisés entre exécutants et ingénieurs détenant l’expertise. Les oléoducs et les tankers permettent de reléguer les individus en charge de son extraction loin de l’Occident. En soutenant des régimes autoritaires reposant eux-mêmes sur une conception conservatrice de la religion, l’Occident et les Etats-Unis en premier lieu parviennent à limiter les revendications et le potentiel de nuisance de la classe ouvrière.
Parallèlement à ce récit des relations troubles entre source d’énergie et démocratie, les grandes compagnies pétrolières, tout au long de leur histoire qui commence près des gisements américains, ont veillé à limiter la production pétrolière mondiale. Pour Mitchell, l’une des premières préoccupations de ces dernières ne fut pas tant de contrôler la production au Moyen-Orient que de la restreindre autant que possible. Une fois leur monopole brisé par la montée des nationalismes arabes dans les années 1960, les Etats prennent alors le relais en s’organisant autour de l’OPEP, l’Arabie Saoudite jouant le rôle de pivot régulateur des prix grâce à ses gigantesques réserves lui permettant d’ajuster le débit à sa guise…
Le pétrole ne nous a pas doté uniquement d’une énergie nous permettant de faire fonctionner nos moyens de locomotions ou produire des substances synthétiques : il est aussi à l’origine d’une conception de l’"économie", sur la genèse de laquelle Mitchell revient longuement , fondée sur la croyance en une ressource énergétique illimitée. À ses débuts, le pétrole posait davantage problème à cause de son abondance (et de sa facilité d’extraction) que de sa rareté, d’où les efforts des grandes entreprises pour la stimuler artificiellement. Ainsi, "alors même que la fin de cet étrange épisode se profile à l’horizon, nous semblons incapables d’abandonner la pratique inhabituelle à laquelle il a donné naissance : des modes de vie et de pensée qui considèrent la nature comme une ressource infinie" .
L’écologie à l’heure des Lumières
Alors que nous devons aujourd’hui redécouvrir la finitude de la nature, Les îles du Paradis nous raconte une histoire à la fois lointaine et contemporaine : celle de la naissance de l’écologie dans les colonies insulaires britanniques, françaises et néerlandaises. Son auteur, Richard Grove, précurseur de l’histoire environnementale , revient sur la genèse de la prise de conscience écologique à partir de l’expérience des premiers colonisateurs. Alors que les historiens situent habituellement ce phénomène au XIXe siècle et aux Etats-Unis avec les mouvements de conservation de la nature via la constitution de parcs naturels, Grove le place à l’époque coloniale, période qui a mauvaise presse dans ce domaine.
C’est vraisemblablement cette même raison qui explique le caractère précurseur des réflexions et des actions des colonisateurs dans ce domaine : "En effet, le rythme même de la dégradation induite par la colonisation contribua à susciter ce type d’expérimentations (ie : des interventions environnementales)." La collision d’une conception paradisiaque des îles colonisées, de fortes et rapides dégradations des territoires à la suite d’une exploitation intensive et la présence de groupes scientifiques respectés a conduit à une naissance coloniale de la notion d’écologie. En effet, les dégâts environnementaux infligés aux îles colonisés (Ile-Maurice, Sainte-Hélène) se font très rapidement sentir alors que l’imaginaire de l’époque valorise ces espaces.
Les médecins et scientifiques présents sur place, bien souvent nourris des idées des physiocrates attachés à la Terre comme principale pourvoyeuse de richesses, sont rapidement sensibilisés aux conséquences de l’activité humaine et prônent dans leurs écrits des mesures permettant d’y remédier. L’éloignement d’avec les métropoles offre aux gouverneurs la liberté de mettre en pratique leurs idéaux physiocratiques comme Pierre Poivre à l’Ile-Maurice . Dans le cadre britannique, Grove met également en avant le rôle des chirurgiens de la Compagnie des Inde qui, jouissant d’un grand prestige, imposent leurs idées conservationnistes, en lien avec leurs préoccupations hygiénistes, en développant par exemple des jardins botaniques, symboles de la prise de conscience écologique . Pour Grove, "un examen des motivations sous-jacentes de l’émergence de l’environnementalisme et des politiques de conservation dans le contexte colonial met en évidence un héritage hétérodoxe d’éléments philosophiques utopiques, physiocratiques et hippocratiques exposés dans les discours d’une minorité influente de scientifiques" .
Entre idéalisme et matérialisme
Bien que traitant de deux sujets aux ramifications communes, les livres de Richard Grove et Timothy Mitchell s’opposent et se complètent par leurs approches : le premier a tendance à se focaliser sur l’histoire des idées alors que le second fait preuve d’un matérialisme renouvelé sous couvert d’analyse sociotechnique. Les critiques de Grove, présentées par Grégory Quenet dans une éclairante postface historiographique, lui ont reproché d’écrire une histoire trop occidentale de cette prise de conscience, se souciant peu des connexions entre savoir européen et savoir local, minorant de fait l’histoire sociale.
Chez Timothy Mitchell au contraire, le domaine des idées semble parfois réduit à la portion congrue alors que les modes de production (énergétique) reviennent en force sur le devant de la scène politique. Mitchell en devient presque le André Siegfried des combustibles opposant le charbon démocratique au pétrole autocratique lorsque son analyse du pouvoir politique se rapproche de la mono-causalité, bien qu’elle s’en démarque explicitement en conclusion . Il s’agit alors bien plus d’une histoire des relations conflictuelles entre démocratie et pétrole. Beaucoup de relectures et d’interprétations originales de Carbon Democracy donnent du grain à moudre pour penser à nouveaux frais démocratie et crise écologique, comme son analyse des chocs pétroliers des années 1970 qui donnent à voir sous un jour nouveau la crise en gestation .
Toutefois, en dépit de la simplicité relative de la thèse de Mitchell, le raisonnement est souvent difficile à suivre. Les développements historiques au service de sa démonstration, comme les passages portant sur les mandats de l’entre-deux-guerres , ne sont pas toujours limpides, ni convaincants, alors que d’autres concernant la politique étrangère américaine pourraient se rattacher à la théorie du complot sans l’expérience de la justification de l’intervention en Irak de 2003. En dépit de ces remarques, il semble difficile de ne pas reconnaître l’intérêt du nouvel éclairage sur la démocratie apporté par l’auteur à l’heure où s’imposent des choix écologiques