La vie d'Émile Soubiran, escroc devenu espion, entre autres, au service de Napoléon. Une histoire de l'espionnage français dans l'Ancien Régime.

Après avoir publié cette année un ouvrage sur l'affaire Farewell à laquelle il fut étroitement associé   , l'ex directeur-adjoint de la Direction de la surveillance du territoire (DST) se fait historien d'un autre siècle. Le spécialiste de la lutte contre les services de renseignement des pays de l'Est pendant la guerre froide nous revient avec la surprenante biographie d’un aventurier gascon de la fin du XVIIIe et du début du XIXe siècle : Paul Émile Soubiran (1770 - 1855). Une chronique non hagiographique qui est l'occasion de revisiter l'histoire provinciale du sud de la France, d'éclairer les rivalités européennes du tournant du siècle de la Révolution française et les actions d’espionnage qu'elles ont générées.

Le mémorialiste du Gersois dépeint un espion à la petite semaine qui parcourt, au fil des décennies, l'Italie, l'Espagne, le Portugal, l'Amérique du Nord, la  Hollande, l'Allemagne, la Suède ou encore l'Angleterre. L’opportuniste homme de Lectoure démontre une capacité d'adaptation hors norme, en tout lieu et toute circonstance politique. Toutefois, il le fit avec des fortunes diverses. Ses revers le conduisent une demi-douzaine de fois en détention (Bayonne, Toscane, Londres, Paris) mais sans jamais avoir été condamné par un acte de justice.

Militaire, courrier diplomatique ou encore agent de renseignement, P. E. Soubiran fut un bourgeois pressé. Un bonimenteur hors pair. Sa faconde et son opportunisme lui assurèrent presque sans discontinuité une bonne insertion sociale. Mais sans véritable métier et sans revenu assuré, il dut toujours compter sur ses talents de séduction. Pour se construire des relations "utiles", il n'hésita pas à usurper bien des identités et des titres. Elles lui permirent de s'imposer à ceux qu'ils côtoyaient dans les cercles de pouvoir et d'influence, en France comme à l'étranger. De ses relations, il sut tirer avantages financiers et statutaires. Au contact des révolutionnaires, des bonapartistes et des monarchistes, sa vie n’en fut que plus rocambolesque.

Comprenant en ces heures troubles de l'histoire, toute la valeur de l’information même la plus médiocre ou dévoyée, P.E. Soubiran en fit un instrument de promotion "professionnelle" et sociale. Il ne fut pas pour autant un acteur majeur de son temps. Pas même un agent de renseignement d’exception. Mais, ses péripéties nous laissent entrevoir tous les troubles de son époque. Ceux qui agitèrent sa terre natale aux confins des Pyrénées. Ceux qui bouleversèrent l’organisation politico-administrative de l’ex-royaume de Louis XVI. Ceux qui imposèrent, peu à peu, d’ordonnancer des services de renseignement, de contre-espionnage et de police politique plus efficaces.

Le livre de R. Nart n'est pas une histoire du renseignement au tournant du XIXe mais par les anecdotes de la vie de P. E. Soubiran, il nous rappelle que l’espionnage fut d’abord une technique policière au service du contrôle politique des citoyens. En effet, pendant longtemps, on confondit mouchards et espions ce qui offrit à nombre de margoulins comme Soubiran l’opportunité de tirer avantage de la crédulité des hommes. En outre, les "espions" n'étaient guère sélectionnés ; leur probité pas même questionnée. Être depuis longtemps connu défavorablement des services de police, soupçonné de multiples escroqueries comme notre homme élevé aux frontières de l'Espagne ne se révéla même pas un obstacle durable à recourir à ses services. Savoir s’imposer en société, jouer de multiples rôles, se rendre utile auprès des puissants ou encore nourrir un abondant carnet de relations, féminines et maçonniques dans le cas présent, suffisaient souvent. Soubiran devint ainsi épisodiquement un agent de renseignement mais aux qualités moins recherchées que celles des banquiers, commerçants internationaux ou autres courriers diplomatiques.

Espion de Murat et Bonaparte, l'opportuniste gascon fréquenta les maréchaux d'Empire (Lannes, Ney) mais son rôle resta marginal dans l’Histoire et le renseignement, même si certains de ses coups d'éclats défrayèrent les chroniques de son temps notamment quand il s’employa à manipuler le président américain Madison (1812). Néanmoins, globetrotteur et polyglotte, P.E. Soubiran fréquenta de véritables espions tels le général Dumouriez qui déploya ses talents en Espagne, en Pologne, en Suède ou encore Mme Fortunée Hamelin, une espionne bonapartiste notoire à Londres. P. E. Soubiran ne devint pas pour autant un véritable professionnel de l'espionnage. Intriguant tout au long de sa vie, il fut en vérité tout le contraire d’un espion. Sa personnalité était même aux antipodes du profil type décrit par Joseph Fouché pour qui "on ne confie une mission d’espionnage qu’à un homme prudent, discret, courageux, sans souci d’héroïsme, doté d’un sens aigu de l’observation".

La biographie de R. Nart n’a pas la valeur scientifique de certains travaux académiques sur l’histoire de l’espionnage français de la fin de l’Ancien Régime à la Restauration   mais elle montre aux détours des aventures de l'intrépide Gascon les carences des premières structures diplomatiques, policières et militaires du renseignement. Les épisodes successifs de sa vie montrent l’emploi d’agents occasionnels, sans véritables missions si ce n’est "officieuses", aux savoir-faire douteux et aux émoluments très incertains. Autant de contraintes qui favorisèrent les double-jeux de ceux auxquels on pouvait avoir recours pour collecter des informations ou des analyses de qualité. Dans un tel contexte, on ne peut s’étonner du manque de valeurs opérationnelles des éléments rassemblés. Le terme information s’avère lui aussi sujet à caution car les éléments épars qui parviennent aux autorités politiques, administratives ou militaires sont très souvent le fruit de la délation ou encore de propos recueillis au hasard des conversations. Autrement dit au tournant du XIXe siècle, l’espion s’avère surtout être un homme à l’affût du moindre événement susceptible d'être rémunérateur, de la moindre anecdote singulière et de tous les ragots. Il ne s’emploie pas à vérifier, recouper les données qu’il transmet à sa source de revenus. Les approximations, les élucubrations, l'exagération des propos sont le lot commun de ce mode de collecte des données. Les rapports écrits du plus grand nombre achevèrent de discréditer les fanfarons, médisants et affabulateurs qui peuplent comme Soubiran les collecteurs de renseignement. Rapportées sans vérification et sur un ton péremptoire ces informations n'en servirent pas moins à des manœuvres de contre-espionnage et d'influence. À ce jeu, le renseignement d’intérêt diplomatique se révéla souvent de bonne qualité et certains services étrangers particulièrement bien informés. Le renseignement britannique extérieur se montra, par exemple, particulièrement efficace pour contrer les Conventionnels, partisans du soutien aux indépendantistes irlandais   . Cette qualité des services de renseignement britanniques à l'étranger contraste, dès la Révolution française, avec leurs rivaux français. Ce n'est pas le moindre des rappels historiques de R. Nart, même s'il met en valeur par quelques épisodes de la vie de P.E. Soubiran l'efficacité des corps d'observation du renseignement militaire et la professionnalisation croissante des services de recherche et de surveillance intérieurs, mais leurs chefs se montrent, pour certains d'entre eux et pour longtemps, encore très rétifs à recourir à des espions "professionnels"