Ce texte constitue la deuxième partie d'un grand entretien avec Étienne Davodeau.

 

Nonfiction.fr – Mêlant allégrement les genres, en quête de légitimité permanente, la bande dessinée de non-fiction semble difficile à définir. Peut-être doit-on se demander ce qu’apporte l’écriture propre à la bande dessinée – écriture s’entend ici à la fois au niveau scriptural et iconographique – au traitement d’un sujet de non-fiction. En quoi cette écriture est-elle parfois plus adaptée pour décrire certaines réalités que l’écriture journalistique traditionnelle, que les médias radiophonique ou vidéo, voire qu’un essai de sciences humaines ?

Est-ce qu’on se poserait la question pour un reportage en vidéo ou un reportage écrit ? Est-ce qu’on demanderait, par exemple, à Florence Aubenas : "est-ce que le fait qu’il n’y ait pas d’image dans votre reportage, Le quai de Ouistreham, ça apporte quelque chose en plus ?" C’est une réponse un peu biaisée que je vous fais avant de véritablement répondre. Mais il me semble que la bande dessinée n’a pas à justifier son intérêt pour ces sujets. C’est un moyen d’expression majeur et indépendant, elle n’a aucune raison de se refuser quelque sujet que ce soit ou de demander l’autorisation pour faire de l’autobiographie, du reportage ou du documentaire.

Certes, mais chaque média, de part les techniques qu’il emploie, permet d’exprimer différemment les choses et de mettre l’accent sur différents aspects du réel. Par exemple, le psychiatre et psychanalyste Serge Tisseron, qui a étudié la bande dessinée   , voit la bande dessinée comme le média le plus à même de traduire le corps et ses émotions, tandis que la vidéo capte plus le mouvement et que l’écriture fait plutôt ressortir la continuité du fil narratif. Êtes-vous d’accord avec cette vision des choses ? Beaucoup de lecteurs et de critiques soulignent d’ailleurs l’humanité, la sensibilité, l’émotion qui se dégage de vos ouvrages.

Pour moi, le principal avantage de la bande dessinée pour traduire le réel, c’est d’une part la légèreté technique. Imaginons qu’à la place d’en faire une bande dessinée, j’avais fait des Mauvaises Gens un documentaire vidéo. Si j’avais interrogé les mêmes personnes avec une équipe – un cadreur, un preneur de son, des caméras, des perches, etc. – leurs attitudes auraient été fondamentalement différentes. On perd une certaine intimité, d’autant plus précieuse quand on veut les entendre parler de leur vie, de leur histoire personnelle, de leurs émotions. Une interface technique envahissante est source d’inhibition.
Quand je fais mes entretiens, je n’ai rien de tout ça et parfois même pas d’appareil photo ou de carnet. Il y a seulement la personne en question et moi. La proximité entre nous deux, la décontraction et la qualité de l’échange et des informations recueillies sont sans doute très différentes, en particulier pour les gens qui ne sont pas habitués à avoir un micro sous le nez ou à parler devant une caméra.
Ensuite, il y a quelque chose de plus difficile à définir. J’aime faire le livre avec les gens : Je fais un entretien avec une personne, je dessine notre entrevue, je retourne quelques mois après lui montrer les pages et, éventuellement, je redessine sa réaction. Cette idée que le livre se nourrit lui-même me plaît beaucoup. Mais ce n’est peut-être pas propre à la bande dessinée.
Enfin, il y a une qualité particulière au dessin. Peu importe ce qu’on représente, le rapport du dessin à la réalité sera toujours plus lointain et plus fragile dans l’esprit des gens que dans le cas d’une vidéo. Pourtant qu’elle soit dessinée avec un pauvre crayon de bois ou filmée avec une caméra numérique, une image est une intention, un discours. Aucune n’est plus valide qu’une autre. Le fait qu’une soit dessinée ne la rend pas moins valide qu’une autre qui est présentée au journal télévisé de 13h sur TF1.
On en revient à la préface de Rural ! : "Raconter c’est cadre, cadrer c’est éluder et éluder c’est mentir". C’est un peu ridicule de se citer soit même, j’en ai bien conscience, mais ça traduit vraiment l’idée. Il y a toujours quelqu’un, en amont, qui décide de vous montrer quelque chose plutôt que ce qu’il y a juste à côté.
Le fait que le dessin réaffirme sans cesse son côté artificiel, son côté subjectif, rend, de mon point de vue le documentaire ou le reportage en dessin plus honnête. Si les gens se méfient du reportage dessiné, ils ont raison de le faire. Mais ils devraient aborder le reportage vidéo ou télévisuel avec le même esprit critique.

Parlons plus précisément de votre dessin. Dans Les Mauvaises Gens on vous voit dire à ce propos : "je ne cherche pas la ressemblance absolue, ce n’est pas mon boulot". Qu’est ce que vous cherchez à représenter alors ?

Ce que je cherche à saisir ce sont des trajectoires humaines et les émotions que me procurent ces gens.
Je ne suis pas dessinateur, je suis auteur de bande dessinée. Et en tant qu’auteur de bande dessinée, mon but est le récit. Le dessin est l’outil. Je ne fais preuve d’aucun détachement ou de mépris envers le dessin en disant cela. Mais à ce titre, il est intégralement soumis à la narration propre à la bande dessinée, à l’enchaînement des cadres, des plans, des séquences etc. Travailler cette composition est peut-être ce qui m’intéresse le plus. La bande dessinée n’est pas un cinéma du pauvre, ni un roman en image. C’est un vrai langage avec sa grammaire, ses règles de syntaxe… On peut d’ailleurs se sentir autorisé à bousculer ces règles, à les modifier ou même les mépriser.

Dans Les Ignorants, vous faites découvrir à votre voisin vigneron, Richard Leroy, un certain nombre d’auteurs assez radicaux graphiquement comme Marc-Antoine Mathieu ou certains noms de l’Oubapo   . Mais votre dessin demeure assez classique tout comme le découpage de votre page. Ce parti pris n’est-il pas aussi la volonté d’être accessible au plus grand nombre comme il est souvent mentionné sur la quatrième de couverture de vos ouvrages.

Évidemment, on aimerait que le nombre de lecteurs soient le plus grand possible mais en termes d’écriture, je ne m’adresse jamais à une foule. En composant l’histoire, je pense vraiment à la personne qui a son livre dans les mains dans son train, dans son lieu de travail, dans son fauteuil. C’est une triangulation intime mettant en jeu trois êtres humains tout au plus : le lecteur, l’auteur et la personne dont on raconte l’histoire. C’est tout à fait différent que de s’adresser à une salle de cinéma.
Ensuite, comme je le disais tout à l’heure, j’aime aller chercher des gens qui pensent que la bande dessinée n’est pas faite pour eux et pour lesquels la bande dessinée, c’est toujours Boule & Bill, Lanfeust ou Les Blondes. Je n’ai rien contre ces livres (enfin... rien contre les deux premiers !) mais ils correspondent à une image un peu caricaturale de la bande dessinée. Pour toucher ces gens-là, il faut être d’une limpidité absolue.
De plus, ce qu’il m’intéresse d’exprimer, ce sont des choses ténues, des vies simples qui offrent peu de prises au récit. Il n’y a ni poursuites, ni intrigues policières, ni scènes mouvementées. Pour raconter de façon fluide, claire et lisible la vie de gens qui n’ont pas de trajectoires spectaculaires, il faut que le récit soit impeccable. On doit trouver le moyen de faire passer l’émotion. Il faut chercher des formules qui soient efficaces et fiables

 

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