Le dernier volet que nous retenons de l'enquête de Pascal Krajewski, dans son ouvrage L'art au risque de la technologie, Les appareils à l'œuvre, volume I et II porte sur ce qu'il appelle "l'appareillage du sensible". Dans le second volume publié de ce travail, il revient sur une question philosophique décisive : En quoi l'irruption de la technologie dans l'art contemporain provoque-t-elle des altérations dans ses modes spécifiques d'existence ?
Partant des œuvres qui nous sollicitent dans l'interaction, dans les musées, dans les galeries, et dans les institutions publiques de la culture, l'auteur a donc défini son corpus : l'art technologique, autrement dit, l'art dont l'existence passe nécessairement par l'emploi d'un microprocesseur, ce qui implique, de facto, que leur mode d'existence est un mode de fonctionnement.
Dans ce second volume, il s'attache à la question de la réception esthétique et à la nouvelle sensibilité importée par les appareils et par l'art qui s'y frotte. En effet, par ces œuvres, c'est tout notre sensible qui s'appareille. Mais cette réflexion sur le sensible peut s'orienter dans des sens différents. La remarque est d'importance alors que cette question du sensible occupe désormais pleinement de nombreux philosophes. Notamment Jacques Rancière qui, de son côté, dispose ses concepts de manière particulière, faisant du sensible l'objet d'un partage (d'une césure) à partir duquel il pose la question de la politique, cette scène qui provoque des écarts dans le partage établi.
Mais ce n'est pas dans cette direction que nous conduit l'auteur, qui pourtant cite bien Rancière. Il ouvre sa recherche plus spécifiquement sur l'homo technologicus, cet homme contemporain qui, s'il ne possède pas (encore) une nature propre, dit-il, révèle cependant un semble de tics, d'habitus, d'attentes, de désirs, ... issus de son cadre ordinaire, dans lequel les appareils tiennent une place de plus en plus prégnante. Le sensible dont il parle n'est pas le même que celui de Rancière. Une redéfinition s'impose, plus classique : "L'homme habite son monde sous le régime du sensible, dans la mesure où il reçoit des excitations de ses sens, où il est capable d'informer ces données en les interprétant convenablement, et où il réside en un temps et un lieu déterminés" .
Et l'auteur de préciser : "Car la technologie finit par déborder son matériau et se révèle encore comme "état d'esprit" qui se généralise dans toute société. Une façon de voir et d'appréhender le monde, avec des schèmes et des diagrammes de plus en plus High Tech : là où le doigt est tout-puissant, là où tous les services sont accessibles en permanence, là où le client est mis à contribution". Ainsi y aurait-il une sensorialité technologique qui se diffuserait dans nos sociétés hyper-modernes. Et il y aurait surtout une sensibilité technoïde qui gagnerait toute personne baignant dans ce milieu (et s'attachant à optimiser l'espace-temps).
La suite de l'analyse est plus classique et le lecteur s'y confrontera. Elle passe par des constats : la manière dont la technologie s'est imposée à nos existences, la manière dont elle réinforme le sensible sur le mode de la surenchère et de la frénésie (de sons, de vitesse, de couleurs), ... Mais aussi par des questions : ce mode correspond-il à la nature humaine ? Cela dit, comme notre sensibilité est plastique, cette dernière question est moins centrale. Encore l'auteur la discute-t-il en repartant des thèses de Walter Benjamin ("expérience et pauvreté") ou de Jean Baudrillard.
Plus conséquente est la déduction portant sur les œuvres d'art. La question est effectivement de savoir en quoi le devenir technologique des œuvres d'art modifie le régime de perception devenu régime de l'activation. Que reste-t-il des expériences et des exercices esthétiques induits par les pratiques artistiques antérieures ? À ce niveau, l'auteur entreprend une "analytique de la réception appareillée (avec exemples : Joachim Sauter, Zerseher, 1991 (p. 44) ; David Rokeby, The Giver of Names, 1991 (p. 49) ; Char Davies, Osmose, 1995 (p. 53) ; ...) qui ne va pas sans quelques commentaires sur la part ludique de ces œuvres.
Si l'on suit bien le fil conducteur, la question finale est celle-ci qui tourne vraiment autour du partage du sensible : si la rationalité propre à la technologie a envahi nos existences (de l'iPhone à la 3D, par la trilogie : omnipotence, omnisuppléance, omniprésence), en quoi l'art technologique se fait-il critique par rapport à elle, et dans quelle mesure est-il susceptible d'inscrire quelques écarts par rapport à elle ?
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