Dans l'ouvrage cité dans notre chronique précédente, Expérience esthétique et art contemporain, rédigé par Marianne Massin   , un autre passage intéresse la question qui motive ces chroniques : les rapports arts et sciences. Alors que l'auteure souhaite montrer que l'on peut interpréter l'art contemporain en termes d'expérience esthétique, ce qui n'est ni l'expérimentation scientifique comme telle, ni la contemplation esthétique traditionnelle, elle s'arrête sur un cas important. Celui de Ann Veronica Janssens, et son exposition Serendipity, d'ailleurs reprise dans une autre exposition (Are you Experienced), dont une des œuvres a pu être rencontrée par nos lecteurs parisiens au 104.

Description rapide des œuvres visées ici : des dispositifs sonores, visuels, chromatiques, déstabilisent la perception jusqu'à l'épreuve d'états limites. Une des œuvres (présentée au 104), consiste en un volume dans lequel on pénètre. Un épais brouillard coloré, maintenu en suspension vous happe. On se déplace alors au ralenti, dans une suspension étrange, à tâtons, mains en avant, sans rien toucher pour autant. Nos sens à l'affût sont curieusement impuissants. On est enveloppé dans ce qui n'a pas de contour, dans ce qui n'est pas un corps, dans un brouillard coloré qui est la fois tactile et visuel, matière et lumière, lumière et couleur, ... Ainsi va la description par l'auteure de sa propre "expérience", et nous la suivons aisément.

L'auteure relève que l'artiste fonde son travail sur une volonté d'expérimentation. Elle la cite : "Mes projets se fondent souvent sur des techniques ou des faits scientifiques. La proposition plastique qui en résulte est alors comme un laboratoire qui rend visible la découverte"   .

Marianne Massin s'arrête alors sur cette œuvre, afin de mieux encadrer sa propre réflexion sur l'expérience esthétique, si un tel concept peut être appliqué aux œuvres d'art contemporain (et si on définit précisément ce que l'on entend pas cette expression). Dans la mesure où elle distingue expérience et expérimentation (scientifique), elle relève trois différences entre elles. Ce sont ces trois différences, dont nous rendons compte ici, parce qu'elles permettent d'approfondir les rapports entre art et science.

D'une part, écrit-elle, l'artiste ne place pas un spectateur devant le résultat d'une expérience. Elle met « son laboratoire » à la disposition d'un visiteur/acteur. Et l'auteure de recourir à une autre citation de l'artiste : "Mon intervention se réduit à créer des conditions minimum, presque rien, à leur expérimentation, chacun reste libre alors d'agir de lui-même pour explorer et interpréter le sens de son expérience personnelle"   .

D'autre part, précise l'auteure, et en conséquence, on ne se trouve plus devant un "objet" dans ces propositions, ce ne sont que des "conditions minimum" et l'on se trouve soi-même engagé dans ce processus d'expérimentation ; on l'est dans une "expérience personnelle" souligne-t-elle. Même si la présence d'autres personnes peut en modifier ou infléchir les conditions.

Enfin, l'auteure revient sur son thème, et cette fois directement à l'aide des propos de l'artiste. Il ne s'agit pas tant d'expérimenter quelque chose que d'explorer le sens de sa propre expérience. Le dispositif ne vise donc plus à focaliser l'attention sur quelque chose, mais à créer les conditions d'une esthétique ou d'une sensibilité réfléchie. En un mot, une telle expérience, si on maintient le mot, se réfléchit elle-même, et pour ainsi dire, "s'élève au carré en se prenant pour objet, on y fait l'expérience de l'expérience". Et l'auteure de terminer en précisant : "on y accède de manière sensible à une conscience réflexive du corps, au double sens subjectif et objectif du génitif".

Certes, on pourrait, à partir de là organiser des rapprochements soit avec la phénoménologie (Merleau-Ponty), soit avec d'autres artistes (James Turrel, Bruce Nauman antérieurement). Il faut alors lire l'ouvrage de Massin en entier. Il est pourtant non moins intéressant de discuter de la question de savoir si "expérience" est ici le bon terme pour parler d'exercices esthétiques, qui d'ailleurs sont d'autant plus intéressants qu'ils se déploient aux limites de l'anesthésie

 

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