Un ouvrage dense, parfois sinueux, qui entreprend de déconstruire les modèles acquis de la Bible.

Que la Bible résulte d’un lent et complexe processus d’écriture est une évidence exégétique admise depuis maintenant plus de trois siècles. Reste que l’exégèse moderne ne cesse d’interroger et d’explorer la composition de la Bible. A l’exégèse antique qui se focalisait sur la question de l’auteur (on pense ici aux travaux de Philon d'Alexandrie et Flavius Josèphe sur le Pentateuque) puis au XVIIème siècle sur celle du rédacteur ( Le Léviathan de T. Hobbes et le Tractatus Theologico-politicus de B. Spinoza qui contestent l'authenticité mosaïque du Pentateuque) succède l’exégèse moderne qui, dès le XIXème siècle, interroge la rédaction elle-même. Nous sommes précisément encore dans ce moment épistémologique et l’ouvrage d’André Paul, intitulé Autrement la Bible, s’inscrit pleinement dans cette perspective. L'auteur, thélogien et historien, entreprend depuis maintenant une quarantaine d'années la rédaction d'une oeuvre foisonnante et souvent iconoclaste.

 

Décrire le processus de production
 
 
       Divisé en trois grandes parties (I : Introduction : De la terre à la méthode ; II : Pour la relève des modèles acquis ; III : Synthèses, réponses et leçons), l’ouvrage se propose de définir dans un premier temps la " chose biblique " puis le " fait biblique ". La première partie cherche ainsi à décrire le " processus social, culturel et religieux de production  littéraire " qui a mené à la " création " de la Bible. Il s’agit ni plus ni moins de " se faire contemporain de la  production et non d’abord des produits ". Autrement dit, l’auteur entend mettre à jour l’archéologie du savoir qui a présidé à l’élaboration de la Bible en  redéfinissant notamment la notion d’intertestament - dont il fut l'inventeur   - considéré non plus comme un intervalle mais comme un ensemble de relations. Les trois premiers siècles qui précèdent notre ère et le début des temps chrétiens deviennent ainsi la période charnière au cours de laquelle éclot la littérature biblique appartenant à ce que l’auteur nomme " l’Antiquité judaïque ". 
 
 
Genèse et statut de la Bible
 
 
     Cette période de l’"Antiquité judaïque" qui correspond à l’espace social du livre ouvre le champ dans une deuxième partie à 
une vaste réflexion sur le statut même de l’objet appelé Bible. L’auteur rappelle que seul le Pentateuque (la loi de Moïse), avec l’articulation de ses cinq unités, bénéficie d’une existence physique vraiment préchrétienne et que la  question de l’auteur, si cruciale pour nous, n’avait guère d’importance au temps biblique. Mais c’est véritablement la découverte des manuscrits de la mer Morte, en 1947, qui renouvelle la question de la genèse de la Bible et celle de son statut : en effet, environ un quart des neuf cents œuvres documentées présente plusieurs variantes d’un même texte biblique : c’est  le cas de la Genèse, avec 15 ou 16 exemplaires ou encore d’Isaïe (une vingtaine) ou d’Ezéchiel (10). On l’aura compris : la  découverte de ces " témoins matériels " invite d’une certaine manière à déconstruire l’édifice biblique en considérant qu’à l’origine du texte établi se trouve une pluralité de textes   . Et l’auteur d’illustrer cette idée à travers l’exemple suivant : " Quand Jésus et les évangélistes parlent des psaumes, ils se réfèrent donc à autre chose qu’aux psautiers traditionnels." 
 
     Dans cette même partie, un chapitre consacré à Moïse souligne la dimension idéologique de la figure du législateur en  
l’inscrivant dans le projet d’une historiographie militante qui vit se confronter, à distance, plusieurs récits mosaïques. Ce n’est qu’au cinquième siècle avant notre ère que, dans le contexte de l’occupation perse, va se développer une conscience nationale qui conduira à l’émergence et à l’affirmation d’une seule version mosaïque : celle de la Torah.
 
    Reste que ce que l’auteur appelle " la synthèse tardive d’une histoire éclatée " se trouve confrontée dès les premiers siècles de notre ère à l’émergence d’un système religieux concurrent. Dans un chapitre intitulé " Conflit ou non conflit des deux alliances ", l’auteur montre comment le christianisme naissant, soucieux d’affirmer sa propre dimension idéologique et culturelle, fait de la doctrine de l’accomplissement la pierre angulaire de son édifice doctrinal alors même que ce  thème de l’ " accomplissement " correspond à " un modèle herméneutique déjà présent dans la société judaïque préchrétienne, ce que nous savons aujourd’hui par les écrits de la mer Morte ". Il souligne également combien la notion de Bible est une invention proprement chrétienne (le mot "Bible" du latin médiéval biblia est exclusivement chrétien) et qu’ " en toute rigueur il n’y a pas de Bible juive [puisqu’] à la synagogue, on lit la Torah et non la Bible. " 
 
 
Déconstruire l’historiographie classique
 
 
      Cette remise en cause de certains modèles acquis s’accompagne d’un déplacement de la réflexion du côté de l’histoire  sociale et politique, au détriment des thèses littéraires et théologiques. La troisième et dernière partie, sous forme de  synthèses et de réponses, pointe ainsi la nécessité pour les études bibliques de valoriser " les conditions socialesculturelles et cultuelles de la société judaïque concrète qui déterminèrent la production " du texte biblique et non le texte lui-même. Autrement dit, l’auteur plaide pour une exégèse qui puisse se libérer du cadre historiographique de la Bible. Et André Paul de citer à titre d’exemple les Actes des Apôtres dont la chronologie historique est reconduite telle quelle selon lui par la plupart des historiens des origines chrétiennes. Ce que l’auteur nomme une " historiographie au carré " apparaît dès lors comme un carcan que la déconstruction des historiographies fondatrices doit permettre de dépasser. Bref, l’auteur redéfinit le rôle de l’historien des religions en l’invitant à privilégier l’étude du processus qui " mena la nation Ioudaioi à transformer ses traditions et ses lois en séquences historiographiques […] pour aboutir in fine à la synthèse géante attestée pour la première fois par le grand historien juif Flavius Josèphe. " 
 
   Si l’ouvrage d’André Paul offre une vision très synthétique des principales orientations de l’exégèse moderne, on regrettera toutefois que l’auteur ne cite pas parfois explicitement les travaux auxquels il fait référence. On pense ici au cas de la relation historique entre le judaïsme et le christianisme qui " voit les deux groupes emprunter des voies communes bien plus longtemps qu’on ne le pense ", la " séparation des chemins " entre judaïsme et christianisme [n’apparaissant] guère comme réellement acquise avant le IVème siècle ". L’allusion évidente aux travaux de Daniel Boyarin, et notamment à son ouvrage La partition du judaïsme et du christianisme, aurait mérité ici, nous semble-t-il, au moins une note de bas de page. Reste que l’essentiel aux yeux de l’auteur ne réside pas là, mais dans une vision autre de la Bible. 
 
 
Un plaidoyer en faveur de deux herméneutiques distinctes
 
 
     Que le présent ouvrage cherche à affranchir le travail de l’historien biblique de celui de l’exégète des textes est  une constante invitation à dépasser le cadre historiographique traditionnel de la Bible pour interroger d’autres témoins - tout aussi essentiels aux yeux de l’auteur- que l’Ecriture. C'est que, selon l'auteur, " l’ère de l’herméneutique  historique s’arrête à la canonisation des Ecritures"  et que lui succède alors celle de "l’herméneutique théologique."  Autrement dit, l’attention des exégètes est tout entière tournée vers le produit (le texte biblique sous sa forme canonique) et non vers l’acte de production. Comprenons ici que ce que réclame l’auteur, c’est non pas l’étude  diachronique de tel ou tel livre biblique – chantier déjà largement entamé (Voir à ce sujet l'excellent ouvrage intitulé Introduction à l'Ancien Testament, Labor et Fides, 2009.) – mais plutôt " le mouvement qui mène à  la canonisation en passant par des chemins fléchés de production et de sélection. " Cela revient en fait non seulement à déconstruire de l’intérieur l’historiographie biblique mais aussi à désacraliser la Bible, trop souvent l’objet d’un " effet de fascination dû à une " fétichisme mondain " selon le théologien. C’est à ces seules conditions que pourra éclore une "laïcité avec la Bible ", autrement dit un enseignement qui distingue clairement d’une part "une herméneutique historique avec la " signification " et d’autre part une " herméneutique théologique" avec le " sens "". Car seule importe aux yeux de l’auteur la nécessité de restituer la Bible à l’Antiquité classique et de la libérer des carcans des institutions croyantes pour que " l’on voie en Moïse l’authentique challenger d’Homère ", c'est-à-dire une figure profane, amenée à s’élever au divin, incarnant dans un projet historiographique un acte fondateur de nature politique et sociale. Le présent ouvrage, intitulé Autrement la Bible et sous-titré Mythe, politique et société, revendique donc une autre lecture de la Bible, une autre vision du texte qui dépasse le strict cadre confessionnel pour plaider en faveur d’une réflexion sociale et politique.
 
     S’il remet vigoureusement en question la méthode historico-critique (histoire et critique littéraire) qui reste trop  dépendante de la " géographie et de la chronologie " canonisées " avec l’édifice biblique ", on peine néanmoins à saisir le sens réel d’une telle mise à distance. L’auteur semble craindre un mélange des genres, une confusion entre une approche confessionnelle, croyante et une approche historico-critique. Reste que la volonté de dissocier l’approche historique et sociale de l’approche littéraire peut conduire à altérer la vision d’ensemble du texte. On pense ici notamment à l’Evangile de Luc dont les données historiographiques se mêlent si intimement au texte lui-même qu’il paraît difficile de l’appréhender à travers deux systèmes herméneutiques nettement décloisonnés. Ajoutons de manière plus large que le travail de déconstruction de l’histoire biblique traditionnelle entrepris par André Paul dans ce livre n’a rien  de réellement novateur. Qu’il nous soit permis ici de mentionner les travaux d’un Thomas Römer qui, depuis une dizaine d’années, repensent l’histoire d’Israël et de Juda et notamment l’élaboration de la chronologie narrative de la première partie de la Bible hébraïque (Römer montre entre autres que l’histoire des Patriarches et celle de Moïse ne reflètent pas des événements de deux époques successives, contrairement à ce que laisse entendre la chronologie biblique traditionnelle.   ).
 
      In fine, le présent ouvrage se présente moins comme un ouvrage didactique (on n’y trouve pas d’index, pas de glossaire) 
que comme une vaste réflexion sur l’histoire de la formation et de la transmission du texte biblique.  Cette recherche s'inscrit pleinement dans le sillage des travaux précédents de l'auteur en affirmant la nécessité d'affranchir la Bible du monde clérical (c'était déjà la conclusion de La Bible et l'Occident en 2007, Desclée) et en revendiquant une approche laïque du texte. Même si l’on peine parfois à souscrire pleinement aux critiques de l’auteur, le livre propose une réflexion cohérente et stimulante sur la conception historique et culturelle de la Bible