Un panorama complet et sans complaisance ni émotion sur les raisons et les modalités particulières des développements en cours dans les pays du "printemps arabe".
Peu familier des plateaux télévisés et autres cafés du commerce où se bousculent experts généralistes, spécialistes de la peur et théoriciens du complot, Gilbert Achcar universitaire libanais enseigne à la prestigieuse School of Oriental and African Studies (SOAS) de Londres, la consœur britannique des Langues’O. Né au Liban en 1951, qu’il quitte en 1983 pour la France, il a enseigné à Paris VIII ainsi qu’au centre Marc Bloch de Berlin. Co-auteur avec Noam Chomsky de La poudrière du Moyen-Orient, avant de publier un livre de référence sur Les Arabes et la Shoah , on lui doit notamment un essai portant sur la réception dans la presse égyptienne du procès d’Eichmann .
Parmi le flot des dernières publications inégales sur les événements en cours dans la région du Moyen Orient – Afrique du Nord (MENA), son dernier essai émerge comme un pavé dans la mare. Intellectuel engagé en faveur de la gauche arabe et de la cause palestinienne, ses convictions ne l'ont pas privé d’un regard critique sur les conséquences funestes provoquées par des décennies de despotisme nationaliste arabe. Réfutant le terme séduisant de "printemps" auquel il préfère celui plus neutre de "soulèvement", Gilbert Achcar s’est attaqué à décrypter une histoire en cours qui se déroule à toute allure, non pas avec une plume de chroniqueur engagé mais le recul d’un universitaire désireux d’explorer de façon radicale la matrice et les conséquences des processus révolutionnaires en cours. Pour ce faire, les apports de la pensée de Marx, Althusser, Weber et Batatu ont été mobilisés afin de proposer un cadre global d’interprétation de ces bouleversements historiques. D’une intelligibilité exemplaire, son travail participe par ailleurs à rétablir l’importance du social et de l’économique, là où les autres ont tendance à considérer comme prioritaire la dimension sociétale.
Identifiant les causes principales qui ont conduit au déclenchement de ce nouveau cycle de l’histoire arabe, G. Achcar se propose de revenir sur le parent pauvre des études orientalistes, l’économie. Lui qui a longtemps travaillé sur les problématiques du développement dans la région, livre une analyse chiffrée et implacable sur les conditions socio- économiques génératrices de ces bouleversements. Selon lui, le monde arabe souffre d’une situation de développement bloqué depuis les années 1960, c'est-à-dire depuis le début du cycle des dictatures nationalistes socialisantes. La crise du développement arabe, note-t-il, serait la plus aigüe des crises dont souffrent les régions du tiers-monde, notamment faute d’investissement privé. Dans une très convaincante démonstration, il nous révèle les effets désastreux provoqués par un système capitaliste corrompu auquel sont venus se greffer deux décennies de stagnation du PIB par habitant suivies d’une croissance inférieure à la moyenne des pays en développement par les deux décennies suivantes. Des mauvaises performances expliquées en partie par les fortes fluctuations du prix du pétrole. Pour G. Achcar, le taux de pauvreté et d’inégalité (bien qu’inférieur à la moyenne de l’Afrique et de l’Asie), le chômage massif des jeunes diplômés et la mise en place d’un capitalisme d’État rentier et patrimonial mâtiné de népotisme n’ont fait que pourrir davantage une situation déjà explosive. Ce qui conduira l’auteur à expliquer le résultat de cette impasse locale du néolibéralisme arabe par le fait que "la plupart des économies de la région ont fini par combiner les désavantages d’un capitalisme d’État bureaucratique et d’un capitalisme néolibéral sans aucun des avantages présumés de l’étatisme et du néolibéralisme."
Parmi les thèses défendues dans cet ouvrage on retiendra cette idée première : la persistance de régimes despotiques ne saurait à elle seule expliquer l’émergence des soulèvements en cours. En cela, le postulat de l’ouvrage est de considérer à la loupe les prémices et les conséquences socio-économiques de ces soulèvements non pas pour les désordres à venir, mais pour être capable de les apercevoir et de les analyser avec précision. Selon G. Achcar, si tous les facteurs socioéconomiques étaient mûrs pour l’explosion révolutionnaire, les acteurs politiques constitués - qu’ils soient laïcs ou islamistes – ne pouvaient pas être les vecteurs, si ce n’est qu’une petite minorité de spécialistes des nouvelles technologies de l’information et de la communication. Ce qui conduira l’auteur à tordre le cou au mythe d’une exception arabe, synonyme d’autoritarisme et de despotisme.
Second mythe déconstruit à bras le corps, la mainmise du discours islamiste dans les sociétés arabes. Après avoir formulé pendant des décennies des slogans creux tels que ‘l’islam est la solution’ et fait œuvre de vocation caritative, les forces islamico-conservatrices ont largement raflé la mise, profitant du vide laissé par les jeunes révolutionnaire peu ou prou structurés et privés de relais médiatiques de grande ampleur comme le mastodonte Al Jazeera. Pas de surprise donc, pour l’auteur qui ne voit pas dans le programme économique des Frères Musulmans et des salafistes égyptiens une rupture majeure par rapport à l’ordre précédent. Reprenant la thèse de Maxime Rodinson le supposé "tsunami islamique" ne serait être que temporaire, aspergé à l’envi par des fonds colossaux provenant de leurs bailleurs de fond saoudiens et qataris creusant davantage le niveau abyssal de l’endettement et du déficit extérieur. Confronté à la réalité du pouvoir, ce poncif a tôt fait de se trouver disqualifié par des performances économiques médiocres et l’effritement progressif de sa popularité. Enfin, si les Frères Musulmans se posent en adeptes du système néolibéral, la profonde instabilité politique et sociale créé par le soulèvement ne peut que rendre encore plus improbable la perspective d’une croissance conditionnée par l’attrait d’investissements privés.
A ceux qui crient au complot américano-sioniste, Gilbert Achcar répond avec force explication. A ces yeux, l’administration Obama au Moyen-Orient n’est plus que le pâle reflet de l’Amérique victorieuse de l’Irak au Koweït en 1991. Loin d’avoir prise sur les événements, Washington se serait contenté de s’accrocher à l’écume, accompagnant maladroitement les mouvements, dépassée par la vague déferlante, prête à lâcher ses alliés despotes, ou se contentant d’un second (et indispensable) rôle dans l’intervention occidentale en Libye. A l’heure ou de nouvelles alliances tactiques ou stratégiques se redessinent des deux côté de l’Atlantique, G. Achcar pose un regard critique en décortiquant l’évolution des rapports entre le triangle États-Unis - Qatar - Frères Musulmans.
A cette analyse fine et pertinente, l’auteur propose dans un deuxième temps un bilan d’étapes des six pays au cœur du processus révolutionnaire arabe. Mise à part le cas libyen où l’Etat Kadhafi a disparu, aucune des victoires achevées en Tunisie, Egypte et Yémen n’ont changé la donne fondamentale, en témoigne le maintien de "l’Etat profond", à savoir l’administration défaillante et l’appareil sécuritaire. Tandis qu’il appelle à la chute du dictateur syrien, G. Achcar dénonce la myopie occidentale vis-à-vis de la Syrie par sa persistance à ne pas armer les forces rebelles.
C’est donc à un grand tournant démocratique et citoyen qu’en appelle l’auteur, seul moyen selon lui d’éviter le pire à ce stade du soulèvement arabe. En quête d’un modèle de développement, la région MENA ne pourra s’inspirer de celui de l’AKP turc, en témoigne les écarts abyssaux entre les systèmes économiques turc et arabes. Le soulèvement arabe n’en est qu’à ses débuts, répète-t-il à l’envi. Aussi, ne nous étonnons pas si en guise d’ultime message, Gilbert Achcar cite le Général de Gaulle lequel écrivait dans ses Mémoires de Guerre "l’avenir dure longtemps"