Une réflexion sur le projet soviétique de créer un "homme nouveau" : quelles furent les réalisations dans le domaine des arts, de la culture et de l'éducation ? 

Le numéro 39 de la Revue russe présente les actes d’un colloque de décembre 2011 consacré à la "fabrique du ‘soviétique’ dans les arts et la culture". L’analyse porte ici sur la période antérieure à 1953, alors que la période suivante a fait l’objet d’un colloque en novembre 2012.

Le régime soviétique a véhiculé l’idée que l’Homme soviétique différait essentiellement des citoyens des pays capitalistes : il est désintéressé, dévoué au collectif, etc. En est l’illustration le héros du film Le soleil blanc du désert dans lequel un soldat démobilisé de l’Armée rouge s’attarde sur le chemin du retour pour sauver les femmes d’un harem de leur maître et tenter de leur inculquer les "valeurs soviétiques".

Il y a évidemment une part de mythe dans cette image, mais elle ne peut pour autant être balayée d’un revers de main. Il y a réellement eu une volonté, au moins affichée, de créer un "homme nouveau" et des efforts pédagogiques ont été entrepris dans ce sens   . Les domaines des arts, de la culture et, bien entendu, de l’éducation, sont particulièrement visés en tant que vecteurs potentiels de nouvelles idées et de nouveaux modes de pensée. Les articles montrent ainsi comment s’articulent les discours individuels et les pratiques face à un discours officiel, lui-même changeant.

Parmi les nombreux projets qui, notamment dans les années 1920, ont visé à la formation d’un "homme nouveau", sont ici examinés la commune de Bolchevo, les pratiques théâtrales, la consultation littéraire du magazine Komounarka Oukraïny   . Dans tous les cas, l’accent est mis sur la participation active, l’autogestion et la responsabilisation des participants. Ainsi, dans le domaine de l’éducation/ rééducation, on tente de supprimer la contrainte et de favoriser l’initiative : tels sont les principes de la commune de Bolchevo qui accueillait de jeunes vagabonds à qui elle offrait une rééducation par le travail. Dans les arts, on observe le développement du théâtre amateur et de l’écriture prolétarienne : ce sont les prolétaires mieux que l’élite intellectuelle héritée de l’époque tsariste et façonnée intellectuellement par elle qui pourront apporter un souffle nouveau à la culture. L’art doit ici contribuer à refaçonner la société   . Des romans tels que Et l'acier fut trempé de Nicolaï Ostrovksi deviennent l’emblème de ce changement annoncé : le héros, un jeune homme pauvre pour qui la Révolution est une révélation, est grièvement blessé pendant la guerre et trouve son accomplissement dans l’écriture   . L’aspect autobiographique du roman contribue à affirmer la concordance entre idéal et réalité.

Pourtant, derrière l’utopie de l’émergence d’un homme nouveau se cachent la violence et l’exclusion : la célébration de l’homme nouveau se construit sur le rejet, symbolique et physique, des hommes anciens. Le discours masque également des conditions matérielles très difficiles. V. Jobert analyse la correspondance d’une vieille dame appartenant à une famille de ci-devant : aux problèmes généralisés (promiscuité du logement et difficultés d’approvisionnement) s’ajoute, pour les membres des classes réputées hostiles au régime, la menace permanente d’une arrestation. M-C. Autant-Mathieu analyse La peur d'Afinoguenov comme "un parfait manuel de refonte des milieux scientifiques et artistiques" qui montre le rôle de la peur dans la reconversion des intellectuels et plus généralement son statut de "stimulus du comportement soviétique", bien plus que l’idéologie   . Parmi les manifestations de violence, il faudrait également citer la dékoulakisation et la lutte contre les velléités d’émancipation nationale. Le discours sur l’homme nouveau se construit largement dans le déni de cette réalité : E. Aunoble note que les prétendants à une publication dans la Komounarka Oukraïny célèbrent l’émancipation et l’ascension sociale par le travail, les études et/ou l’engagement politique, mais taisent la famine, favorisée par Moscou pour mater les velléités d’indépendance, qui fait rage en Ukraine.

L’homme nouveau ne serait-il donc que le déguisement d’une réalité peu glorieuse ? C’est ce que suggère notamment l’article de Cécile Vaissié sur Anatoli Sourov, auteur soviétique reconnu dont les textes sont en réalité écrits pas des nègres littéraires juifs à l’époque de la lutte contre le cosmopolitisme dirigée contre ces derniers. Le mensonge et la falsification de la réalité sont centraux dans le système   . Les auteurs émigrés dénoncent cet écart entre le discours et la réalité, comme Alia Rachmanova dans La fabrique des hommes nouveaux, roman qui commence sur le viol d’une jeune femme par son chef, le camarade Vladimirov, responsable d’une commune de travail. 

Dans le discours officiel soviétique, point de tels aveux d’échec, mais le langage garde la trace de l’écart entre idéal et réalité. En effet, l’adjectif d’appartenance "soviétique" devient un adjectif qualificatif, on n’est donc plus un "homme soviétique" dans l’absolu, mais un homme plus ou moins soviétique. Il est même admis que les Soviétique puissent avoir des défauts, même si ceux-ci sont qualifiés de "restes du capitalisme"   .

Plusieurs articles analysent l’inscription des discours sur l’homme nouveau et des pratiques dans l’histoire de la Russie. En effet, si le discours officiel est celui de la rupture avec le passé, la culture soviétique se construit cependant dans une certaine continuité avec celle de l’époque antérieure. Comme le soulignent L. Kaster, S. Krylosova et L. Kempf, l’idée même d’un homme nouveau ne date pas de l’époque révolutionnaire : on peut citer Catherine II qui, au dix-huitième siècle, lance le projet d’un "programme d’éducation d’une espèce nouvelle d’hommes"   . Mais, c’est surtout au dix-neuvième siècle que cette idée se développe dans les cercles socialistes. Elle est notamment exprimée par Tchernychevski dans le roman Que faire ? (1863), dont les héros sont qualifiés d’"hommes nouveaux". L’idée que le théâtre puisse être un lieu d’émergence de l’homme nouveau, acteur et non plus spectateur, en parallèle au développement du théâtre amateur, remonte à la fin du XIXe siècle. L’article consacré à l’emploi des deux concepts "homme nouveau" et "homme soviétique" montre bien que la rupture avec le passé cache une certaine continuité : le "véritable homme soviétique" a de nombreux traits communs avec le preux des contes russes, et la notion d’"homme russe" se glisse souvent sous celle d’"homme soviétique"   . Le cas de Plastov, peintre officiel de la paysannerie russe, est révélateur. Alors que la doctrine artistique officielle est le réalisme socialiste, J. Milbach souligne le substrat chrétien de son œuvre et qualifie ses tableaux d’"images d’Épinal de la société soviétique"   .

M-C. Autant-Mathieu rappelle que, "en art, deux voies s’ouvrent en 1917 : la réutilisation de l'ancien […] ou la création ex-nihilo d'une culture strictement prolétarienne". C’est la première qui est choisie, au prix d’acrobaties verbales et intellectuelles pour affirmer une rupture qui s’ancre dans l’ancien. L’article consacré aux conseils prodigués par Maxime Gorki aux jeunes écrivains illustre cela. La littérature doit participer à la construction du socialisme, la "prise de parti" est une règle d’or de l’écrivain, mais M. Gorki déplore le manque de culture et l’étroitesse d’esprit de l’écrivain soviétique, et incite les jeunes auteurs à développer leur "compétence" en lisant… les écrivains bourgeois tels que Flaubert ou Balzac   .

Notons que ces textes de M. Gorki sont écrits à l’époque du "Grand Tournant"   , borne chronologique qui apparaît en filigrane dans la majorité des articles du recueil. En économie, c’est l’époque du retour sur la NEP, de l’industrialisation à marche forcée, de la collectivisation des campagnes. Dans le domaine éducatif, les théories novatrices mettant l’accent sur la disparition de la contrainte font place au retour de la discipline et de l’approche répressive. Dans les arts, les années 1930 marquent la condamnation des formalistes et la victoire de la doctrine du "réalisme"   .

Ces articles ne sont pas les premiers travaux consacrés au projet de création d’un homme nouveau à l’époque soviétique, mais ils en illustrent les réalisations et leurs limites dans divers domaines de l’art et de la culture. Ils posent la question de la continuité et de la difficulté pour l'URSS de rompre avec l’époque antérieure, celle-là même qui a engendré l’idée d’homme nouveau et dont sont issus les hommes censés la réaliser

 

* "La fabrique du ‘soviétique’ dans les arts et la culture, Construire/déconstruire l'homme nouveau (avant 1953)", La Revue Russe, N°39, Institute d’Études Slaves, Paris, 2012, pp. 225.

 

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