Une nouvelle étude sur le charisme d’Adolf Hitler qui peine à renouveler un sujet déjà très étudié.

Au terme des 2 000 pages de la biographie d’Hitler par Ian Kershaw   , le lecteur retirait l’impression d’un travail indépassable. C’était en 1999, et un historien britannique venait d’affronter le mythe d’Adolf Hitler, avec une précision et une rigueur inédite. La difficulté de cet exercice se perçoit d’ailleurs dans l’espacement des publications rigoureuses consacrées à celui qui restait, à bien des égards, un mystère : Alan Bullock s’y essaya en 1952, Joachim Fest en 1973.

Mais en ce mois de février 2013, la couverture du nouveau livre de Laurence Rees, journaliste à la BBC, Adolf Hitler, La séduction du diable, semblait dire qu’il restait encore quelque chose à écrire à propos de l’homme qui conduisit l’Europe dans un ouragan de massacre, et les Juifs à leur perte. Le commentaire élogieux signé par Ian Kershaw, en quatrième de couverture, abondait en ce sens, et il est vrai que la décennie 2000 a été émaillée par des publications importantes sur Hitler : l’ouvrage de Thomas Weber sur son expérience de guerre   , celui de Othmar Plöckinger sur Mein Kampf   , ou la fin de la publication scientifique du journal de Goebbels, source essentielle   .

Le sous-titre français – “la séduction du diable” – dévoile le véritable projet de Laurence Rees : étudier le “sombre charisme” d’Hitler   , ce qui soulève dès le départ une question épineuse : c’est exactement autour de cette notion weberienne clef, le charisme, que Ian Kershaw avait commencé son rapprochement depuis l’histoire sociale jusqu’à l’étude biographique du Führer   . Les chances de produire une réflexion neuve avec un tel angle d’attaque étaient donc maigres.

L’auteur, Laurence Rees, est un journaliste spécialiste de la Seconde Guerre mondiale, qui a déjà produit de nombreux documentaires et ouvrages de vulgarisation. Dans ce nouvel opus, il démontre sa maîtrise du corpus traditionnel produit autour d’Adolf Hitler – ses discours   , ses archives, les journaux intimes de ceux qui l’entouraient   – et y ajoute des dizaines d’interviews qu’il a réalisé pour ses documentaires, et qui sont, pour la plupart, inédites.

Ce sont aussi bien des interviews d’historiens – Christopher Browning, Adam Tooze, Ian Kershaw – que de contemporains d’Hitler, simples citoyens ou membres de la haute administration ou de l’armée – le général Ludwig Beck, par exemple – et donc aptes à juger du charisme réel d’Hitler. Si Rees interroge rarement la représentativité des opinions de ceux qu’ils citent, ces récits donnent néanmoins de la chair au livre, et une vivacité d’écriture.

Charisme

L’objectif principal de l’auteur est de disséquer les mécanismes du charisme hitlérien ; il ne s’attarde pas sur la jeunesse d’Hitler, car plus qu’une réelle biographie, le livre est un essai de compréhension de la domination du dictateur sur son entourage, et sur tout un peuple. Comment Hitler a-t-il pu séduire des cercles si larges de personnes si différentes ?

Pour l’auteur, la réponse est relativement simple, et fonctionne comme un leitmotiv : seules les personnes qui étaient prédisposées à tomber sous le charme d’Hitler étaient sensibles à son charisme   . Outre de réelles capacités physiques – son regard notamment –, Hitler arrivait, lors de ses discours, à se situer dans un registre émotionnel, et à rentrer en communication avec l’émotion de ses auditeurs. Lui qui ne savait pas quoi dire en petit comité, et redevenait alors une figure que beaucoup ne remarquaient même pas, se transformait dans ses discours publics en un tribun extraordinaire, qui avait la capacité de “parler aux besoins” de son public   . Le charisme hitlérien n’était donc pas une domination ; c’était une interaction   . Si quelqu’un ne projetait aucune attente sur lui, alors son aura était inopérante, ce que vérifièrent nombre d’hommes politiques, souvent aristocrates, comme Lord Halifax. Cette capacité des personnes à projeter des attentes sur Hitler devint de plus en plus forte, à mesure qu’Hitler fit d’abord l’unité au sein de son propre parti, puis réussit à se construire une image de héros infaillible. Et l’histoire sembla lui donner raison – ce que Laurence Rees montre bien – car Hitler, avant la première réelle défaite de l’offensive de décembre 1941 en URSS, ne connût jamais l’échec : que ce soit en termes politiques ou en termes stratégiques, son inébranlable confiance en lui avait toujours eu raison des moments de doute ressentis par son entourage. Totalement incapable de débattre, Hitler ne demandait qu’une chose à ceux qui le suivaient : avoir une foi inconditionnelle en lui ; il se chargeait de ne pas les décevoir.

La description que fait l’auteur des années de jeunesse viennoise d’Hitler montre que la plupart de ses traits de caractère étaient déjà présents : une incapacité “à voir ou à respecter le point de vue de l’autre partie”   , une totale confiance en lui, une tendance à soliloquer constamment ; quand il n’était qu’un petit peintre sans le sou des rues de Vienne, cela ne lui était d’aucune utilité. Devenu, grâce à son talent oratoire, le chef d’un petit parti extrémiste, tous ces traits de caractère contribuèrent à son succès. Hitler aimait le risque, et ceux qu’il prit en politique extérieure dans les années 1930 – tous couronnés de succès – achevèrent de le convaincre qu’il pouvait, souvent, avoir raison contre tout le monde, même contre les avis les plus motivés. Il conduisit, avec assurance, l’Allemagne dans la catastrophe. À l’heure de la défaite, tout ce qui avait été perçu chez lui comme des qualités n’étaient plus que les sautes d’humeurs d’un dictateur battu et enfermé dans un déni total de la réalité. Ne restait que le suicide.

Limites

L’auteur n’explique jamais ce qui prédisposait les personnes à tomber ou non sous le charme du charisme hitlérien ; encore signale-t-il que les conditions de la crise de 1929 conduisirent les gens à être “prêts à tomber” sous ce charme   . C’est une des premières limites de l’ouvrage : Rees décrit un phénomène, il n’en explique pas la cause, alors même que de nombreux travaux sur “l’attente d’un chef”, postérieure à Hitler, existent.

Plus largement, même s’il se fonde sur une description rigoureuse des événements – politiques, militaires –, l’ouvrage est émaillé d’imprécisions, parfois d’erreurs   , et laisse de côté des pans très prometteurs de l’historiographie : pas un mot des études de Götz Ali ou de Peter Fritzsche sur la construction économique et sociale de l’adhésion au nazisme. Si Rees montre bien qu’Hitler devait s’appuyer sur le consentement des masses, il en reste à une traditionnelle description centrée sur la politique extérieure d’un Hitler chef de guerre.

Plus ennuyeux, l’auteur tombe dans le piège que Kershaw avait toujours évité : tendre à hypertrophier l’importance d’Hitler dans le processus de décision. Kershaw avait mis en garde contre les perspectives trop biographiques, dans son ouvrage méthodologique sur le nazisme. Il écrivait : “S’il ne fut pas un ‘dictateur faible’, Hitler ne fut pas non plus le ‘maître du IIIe Reich’, au sens où il aurait été omnipotent”   . Rees, s’il reprend, presque mot pour mot les analyses de Kershaw sur le “travail en direction du Führer”, et livre de bonnes pages de synthèse sur la “nature du système de gouvernance nazi”   , a tendance à exagérer l’importance du charisme hitlérien, par exemple dans la fin de la guerre   .

Ce manque de distance se retrouve dans l’analyse que fait l’auteur de la “solitude” d’Hitler. Pour Rees, Hitler était incapable de “nouer une relation intime normale avec un être humain”   . Il agissait seul, décidait seul, et se tenait hors des questions bassement humaines de ce monde. Il est vrai qu’Hitler n’écoutait très souvent que sa propre intuition, et que le parti nazi avait très bien compris le bénéfice politique qu’il y avait à présenter Hitler comme plus qu’humain, célibataire, solitaire, et totalement dévoué au sacrifice pour la nation. Pour Rees, cette solitude précède l’arrivée au pouvoir ; elle est entretenue et grossie par la suite. Or Hitler, s’il avait effectivement des comportements qu’on peut qualifier de pathologiques, était un être sociable, voire même capable de relations fusionnelles : son amitié d’adolescent avec August Kubizek, celle, beaucoup plus mûre et durable, avec Joseph Goebbels et sa femme Magda, en sont autant de témoignages. Plus important, et le livre de Heike Görtemaker l’a bien montré, la relation qu’Hitler entretenait avec Eva Braun était loin de faire de lui un loup solitaire.

Malgré tout, l’auteur produit une synthèse intéressante. Il montre notamment comment Hitler avait réussi à donner l’impression aux gens qui l’entouraient, et au peuple allemand, qu’ils participaient à l’histoire   . Cette excitation, cette exaltation d’avoir une chance d’écrire l’Histoire – par le meurtre, si nécessaire – reste la question la plus fructueuse soulevée par ce livre