Deuxième partie de notre entretien avec Jacques Julliard : Un renforcement du bipartisme

Benjamin Caraco : Dans La République du centre   , vous évoquiez un gouvernement qui gouverne au centre, en faisant bien la distinction avec le centre qui gouverne, et on décelait l'idée qu'on allait vers une certaine rationalité dans la résolution des problèmes, au-dessus des partis. Aujourd'hui, vous avez mentionné cette gauche qui a une opposition sur sa gauche, qui dans ses agissements avec le monde de l'entreprise est différente du discours qu'elle tient sur l'argent, à qui on reproche aussi un certain immobilisme. Pourriez-vous réécrire cet essai de la même façon ? Que pourriez-vous dire aujourd'hui sur cette nouvelle "République du centre"?

Jacques Julliard : J'avais trouvé ce titre, qui est le nom d'un journal de Tours, j'avais trouvé ça amusant. La vérité c'est que nous avions constaté une course au centre, Furet, Rosanvallon et moi. Furet pour s'en réjouir et moi pour m'en défier. Lorsque les gens disent : vous préconisiez une république du centre... Non, je ne faisais pas ça. Je constatais cette course au centre. La vérité c'est que tout gouvernement a une tendance centriste. Il n'y a pas de gouvernement, de pouvoir politique, qui ne soit par essence centriste, au sens où il s'efforce, pour assurer sa domination, de s'appuyer sur les deux ailes à la fois. Staline et Robespierre sont centristes ! Il n'y a pas que Bayrou ou M. Prodi. Tout gouvernement s'affirme nécessaire pour concilier les aspirations de l'aile gauche et de l'aile droite. Un gouvernement centriste ne veut pas dire que le centre est au pouvoir mais que le pouvoir se place au centre ! Non seulement, c'est différent mais c'est même opposé. Dire que c'est au centre de gouvernement, comme l'avait dit la Quatrième République avec Léon Blum et la Troisième Force, ça a un résultat catastrophique. Cela éloigne, marginalise les deux ailes, ça rend toute alternance impossible. Sous la Quatrième, on changeait de gouvernement tous les six mois mais c'était toujours le même parce que de toute façon, il n'était pas question de collaborer ni avec les communistes, ni avec les gaullistes. Ça bloquait complètement la démocratie. Lorsque Giscard a dit : "la France aspire à être gouvernée au centre", je souligne que ça ne veut pas dire gouvernée par le centre... Quand je dis que Staline et Robespierre sont centristes, cela ne veut pas dire qu'ils ont des idées centristes mais qu'ils entendent se placer au centre du dispositif politique.

En ce qui concerne le gouvernement actuel en France, c'est autre chose. Il est peut-être centriste comme n'importe quel gouvernement mais son risque pour lui c'est de devenir centriste par le surgissement de deux forces opposées : l'une à droite, qui est naturelle dans le système bipartite, et l'autre à gauche. De sorte que le risque pour Hollande, c'est non pas d'occuper des positions idéologiquement, économiquement, socialement centristes, ce qui est tout à fait naturel, mais c'est d'être coincé au centre par le Mélenchonisme d'un côté et l'UMP de l'autre.

Comment s'en sortir car il va continuer à perdre des soutiens ? Les écolos sont dans le gouvernement mais ils ne le soutiennent pas. C'est pas le soutien sans participation, c'est la participation sans soutien. Un beau jour, c'est d'ailleurs ce que m'a dit Hollande quand je l'ai vu : "Est-ce que tu vas te séparer des centristes car ils sont en désaccord sur presque tout ? - Je ne le souhaite pas mais si ça arrive, ça arrivera." Autrement dit, pour la première fois en France, on a un parti hégémonique à gauche. Jamais dans le passé, cela ne s'était produit au gouvernement. Quand Léon Blum gouvernait, il n'était pas hégémonique. Il y avait les radicaux, les communistes, il représentait un tiers de la gauche, purement et simplement, un gros tiers mais un tiers. À la Libération, la gauche a été majoritaire quelques mois mais de Gaulle était là, donc ce n'était pas eux qui avaient la totalité du pouvoir. On peut dire que Mitterrand a eu la majorité absolue en 1981. C'est un fait, mais il s'est bien gardé de se comporter en parti unique. Il aurait pu se passer tout de suite des communistes, il a préféré les embarquer, quitte à ce que ceux-ci se retirent quand Fabius est arrivé au pouvoir. Mais c'est la première fois que le PS ne peut plus compter que sur ses propres forces et ceci est la conséquence du fait que les autres partis ne sont plus à sa hauteur. C'est la première fois que le PS n'a plus de vrai concurrent. Alors, il a un concurrent avec ce Mélenchonisme qui lui mord les choses, qui l'attaque, qui le harcèle surtout mais il n'a guère d'espoir de devenir majoritaire, en tout cas de revenir à égalité avec lui. Mélenchon est une forme stable désormais à 10-11 %. Il n'a guère de marge de progression. Le PS est dans une situation complètement nouvelle : il faut qu'il compte sur ses propres forces et il ne peut spéculer que sur son propre développement et non pas sur des alliés. Avant, on disait toujours le problème c'est celui des alliances. Aujourd'hui, ce n'est plus le problème car il n'y en a presque plus. Il reste les écolos, mais cela ne va pas durer. C'est le problème de son propre développement à l'intérieur de la gauche. Cela n'empêchera pas des alliances électorales à un moment donné : par exemple, pour les municipales, c'est traditionnel, mais désormais il faut qu'il fasse tout par ses propres moyens. C'est même significatif que l'ouverture, soit vers la droite, soit vers la gauche, n'est pas une solution. Au fond, il n'a pas besoin de Bayrou parce qu'il a Valls, il n'a pas besoin de Mélenchon parce qu'il a Montebourg. Cela veut dire qu'il doit prendre encore plus de place et c'est pour cela que je pense que depuis le début, la tactique de Martine Aubry, qui était l'alliance avec les écolos et un discret encouragement à leur développement, n'était pas adaptée à la période. Ou bien on crée en eux des rivaux, ou bien ce n'est pas le cas mais ils deviennent très minoritaires.

BC : On est peut-être passé d'une gauche plurielle héritée de l'expérience Jospin à un PS pluriel...

JJ : Voilà, je crois qu'on entre dans une situation de type très classique, qui est d'ailleurs celle qui existe en Angleterre, aux Etats-Unis, en Allemagne, naturellement dans toutes les grandes démocraties, à l'exception peut-être de l'Italie : celle où il y a un parti majoritaire à gauche, comme il y en a un à droite, les autres n'étant que de petites embarcations, qui accompagnent le navire amiral. Mais il n'y a plus ce problème de se mesurer. Pendant cinquante ans, le problème de la gauche, c'était de se mesurer entre communistes et non-communistes. On disait la gauche "non-communiste", expression qui a disparu. C'est le problème d'avoir tout à l'intérieur et d'ores et déjà, ça existe. La ligne de flottaison du PS en France, du fait de l'existence de ce noyau résiduel d'extrême-gauche, est autour de 30 % alors que dans les grandes démocraties, le parti de gauche comme celui de droite a une ligne autour de 40 %. C'est ce qui rend l'équation politique de Hollande très délicate. Il ne peut pas se permettre de perdre encore beaucoup sous peine d'être très minoritaire dans le pays.

BC : En conséquence, n'y aura-t-il pas un risque avec l'après-Hollande, comme à l'UMP avec l'après-Sarkozy, d'un grand écart qui fera que le PS risque d'imploser à terme sous le coup de conflits de personnalités et surtout de valeurs, comme entre la droite dure et la droite "consensuelle" ?

JJ : Je ne crois à l'éclatement, ni de la droite, ni de la gauche, parce que le système présidentiel l'empêche. Je crois que c'est une grave erreur qu'est en train de commettre Hollande en introduisant la représentation proportionnelle, parce qu'alors là l'éclatement du PS, il est programmé et même chose à droite. Si on reste dans le système actuel, le risque est très faible. Du reste, pour le moment, la droite était au bord de la guerre civile et pourtant, elle n'a pas éclaté. Maintenant, Copé et Fillon sont copains comme cochons. Pourquoi ? Parce que les règles institutionnelles les empêchent de s'entre-tuer, même chose au PS. Montebourg est un homme intelligent, il avale un certain nombre de couleuvres de son point de vue. Je ne crois pas qu'il quittera le PS. Il s'organisera en tendances. Il y a plusieurs gauches qui se cherchent actuellement dans le PS, plusieurs hommes qui cherchent...

Frédéric Martel : Lesquels par exemple ?

JJ : Il y a d'une part l'ancienne gauche du parti qui existe encore autour d'Emmanuelli et Hamon, qui a une position que je ne comprends pas très bien, enfin assez prudente...

FM : En plus en tant que ministre, il est obligé de...

JJ : Oui, comme Montebourg, mais n'empêche qu'il ne fait pas cause commune avec Montebourg.

FM : Et comme ministre, il est très absent, par rapport à Montebourg en tout cas. Sur la consommation, on ne l'a pas encore entendu.

JJ : Il a un petit ministère...

BC : Du coup, si on pousse cette idée jusqu'au bout, au fond, il y a une sorte de verrou institutionnel qui garantit l'unité du PS à l'heure actuelle. On a toujours en tête cette tension au sein du parti. Est-ce que la gauche n'est donc pas à la recherche de grands sujets fédérateurs, qu'elle retrouve avec le Mariage pour tous, qui lui permet de se ressouder ? C'est le ciment que vous décriviez...

JJ : Elle va se servir d'un certain nombre de choses comme cela. On a vu que le droit de vote ne marchait pas. Les homosexuels réclament le mariage alors que les immigrés ne réclament pas le droit de vote...

FM : Ils réclament plus la naturalisation...

JJ : La naturalisation, des visas... Le droit de vote, il y a des pays qui sont contre comme le Maroc. Je n'ai pas vu des immigrés disant :"On veut le droit de vote ! On veut le droit de vote !" C'était vraiment un problème interne. Non, je crois que la gauche va être demain devant un problème majeur, que j'évoquais déjà tout à l'heure, qui est : que faire avec l'Europe ? L'avantage du mariage homo est qu'il conforte l'unité à peu de frais, mais pour peu de temps une fois la loi votée, alors que l'affaire européenne est permanente. Là, je trouve qu'Hollande, peut-être par tactique, est extrêmement ambigu. Je n'ai pas très bien compris s'il voulait plus d'Europe politique ou pas, s'il voulait faire l'Europe avec l'Allemagne, ou bien s'appuyer sur l'Espagne et l'Italie contre l'Allemagne... Je crois qu'il sait très bien que s'il se lançait dans une politique pro-européenne, répondre oui à ce que propose Merkel, c'est-à-dire aller vers plus de fédéralisme, il y aurait des difficultés internes. C'est vraiment le problème du PS, qui finalement en matière économique accepte le néolibéralisme. Hollande est en train de faire pour le capitalisme français ce que Sarkozy n'a pas su faire. En tout cas, il essaie de le relancer car il n'y a pas de relance de l'ensemble du système français, s'il n'y a pas une réindustrialisation du pays. Il le fait carrément, je trouve que Hollande est très sinueux dans le court terme sur des problèmes instantanés et au contraire, maintenant, on voit sa ligne avec la compétitivité et d'autre part, l'accord qui vient d'être passé avec la CFDT sur la flexi-sécurité, entre Medef et CFDT, avec l'appui marqué de Hollande. Je crois que la politique est tracée. D'ailleurs, je crois qu'il faut reconnaître qu'il l'avait dit dès sa campagne, dans son fameux discours du Bourget : on va d'abord redresser l'économie, il n'y aura de redistribution qu'ensuite. C'est la première fois...

FM : Que la gauche fait ça !

JJ : La première fois ! C'est un changement formidable ! En 1936, les congés payés, les 40 heures...

FM : En 1981, aussi, même en 1997...

JJ : A la Libération... Mitterrand, les retraites. Jospin, les 35 heures. Hollande, rien ! Simplement, parce qu'il n'en a pas les moyens, pas parce qu'il n'en a pas envie. Priorité à l'économie. Ça c'est clair et sur ce plan, Montebourg n'a pas une position différente de Hollande. Au contraire, il est celui qui a le plus intérêt et qui pousse le plus à la réindustrialisation. Naturellement, il le fait en préconisant des nationalisations. Je crois qu'il vaut mieux nationaliser le système bancaire que les hauts fourneaux, si on veut nationaliser quelque chose.

En revanche, sur la question européenne, c'est là-dessus que la gauche est embarrassée. D'abord, parce que tout l'aile mélenchonienne est désormais anti-européenne, ne jouons pas sur les mots... Ils disent : "On est contre cette Europe-là." C'est important qu'ils fassent cette distinction parce que les Français sont majoritairement contre l'Europe capitaliste, mais ils sont pour l'Europe fédérale. Encore maintenant, quand vous faites des sondages, vous voyez que chaque fois qu'on leur demande : est-ce que vous voulez une Europe politiquement plus forte ? Ils répondent oui à une assez large majorité et notamment de gauche. Là-dessus, ce n'est pas le peuple de gauche qui est inquiétant pour Hollande, c'est le personnel politique parce qu'il y a désormais depuis le nonisme, des courants anti-européens pour faire vite, en tout cas, défiants à l'égard de l'Europe telle qu'elle est, très forts

 

* La semaine prochaine, retrouvez la troisième et dernière partie de notre grand entretien avec Jacques Julliard.