Pour comprendre pourquoi nous en sommes venus à cette brève, il suffit de rappeler deux choses, notamment à ceux qui ne connaissent pas Georges Canguilhem, auteur d'ouvrages essentiels comme les Etudes d'histoire et de philosophie des sciences (Paris, Vrin, 1983), ou Le Normal et le pathologique (Paris, Puf, 1972). D'une part, ce philosophe et médecin a eu une influence considérable sur les travaux de Michel Foucault, par exemple, et quelques autres auteurs de notre époque ; d'autre part, ses oeuvres complètes sont en cours de publication, et le lecteur peut s'y reporter aisément.
Or, au milieu de ses travaux, une démarche coïncide fort bien avec notre souci de penser de nouveaux rapports entre arts et sciences, laquelle mérite d'être discutée.
L'héritage kantien qui traverse sa philosophie est celui de la vocation critique de la philosophie. Contre le scientisme qui voudrait élargir les principes de la connaissance scientifique à chaque domaine de l'activité humaine, Canguilhem ne cesse de redéfinir les limites de la connaissance scientifique par rapport à l'ensemble des autres valeurs : éthiques, politiques, esthétiques. Dans un cours de 1942-43, il précise : "la philosophie ne peut pas ne pas être une attitude critique, relativement à toutes les fonctions humaines qu'elle entend juger puisqu'elle en cherche le sens en le réintégrant dans la plénitude de la conscience". Voilà qui permet d'ouvrir la porte à des collaborations fécondes entre domaines. Canguilhem reconnaît et incite à pratiquer une critique qui, dans les phénomènes humains, permet d'organiser la collaboration entre les activités du même milieu. De ce fait, et de surcroît, en pratiquant l'association entre les activités, la philosophie se montrera "populaire", l'affaire "de tous et non seulement des philosophes". La connaissance scientifique n'est pas suffisante pour résoudre les questions, pas plus que n'importe quelle activité à soi seule.
Par conséquent, le travail de Canguilhem incite à une double ouverture. D'un côté, la science, dans son développement historique, montre à la philosophie ses propres limites, et ses propres possibilités. Elle est donc poussée à s'ouvrir à son dehors, en montrant comment ses concepts répondent à des conditions de possibilités historiques qui peuvent être semblables dans les autres activités. De l'autre, les autres activités, et d'ailleurs plus spécifiquement la philosophie, sont confrontées à leur propre incompétence aux yeux de la vérité scientifique, dont elles usent souvent. Elles sont donc appelées à s'ouvrir aux sciences afin de repenser tout leur attachement à la vérité et de prendre des partis mieux étayés. En un mot, d'un côté et de l'autre, chaque activité est conduite par Canguilhem à étudier la rationalité de son entreprise, et à se confronter à une altérité qu'il convient continuellement de reproblématiser.
La conséquence de ce double mouvement, par exemple appliqué aux rapports arts et sciences, est que l'on ne peut valoriser la vie humaine sans tenir compte de la multiplicité des activités et de leurs rapports entre elles. A quoi s'ajoute que, selon Canguilhem, s'il y a un point de vue proprement philosophique consistant à mettre en relation la vérité de la science avec la totalité des autres activités, il doit se situer exactement entre deux pôles : l'expérience subjective comme centre d'évaluation général et la nécessité du concept qui contrebalance et justifie incessamment la première au nom d'une rationalité objective.
Enfin, puisque Canguilhem donne à son travail la dimension d'une recherche sur les conditions historiques de possibilité des vérités scientifiques, qui pour autant ne sont ni éternelles, ni intemporelles, il convient encore de souligner que les interactions entre les champs d'activités sont d'autant plus nécessaires qu'elles facilitent la prise en considération d'une historicité qui est à la fois celle du concept, de la vérité, et de l'existence humaine
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