Un ouvrage dédié à l'étude de la philosophie politique de Habermas et notamment à sa théorie du patriotisme constitutionnel.
Jürgen Habermas est sans doute l’un de nos derniers grands philosophes encore en vie. Né en 1929, il est généralement présenté comme un héritier de l’école de Francfort, soucieux de poursuivre la critique de la modernité conduite au lendemain de la Seconde Guerre mondiale par ses aînés, Marx Horkheimer et Theodor W. Adorno. Son œuvre s’étend désormais sur plus de cinquante années, depuis sa thèse de doctorat sur L’absolu et l’histoire chez Schelling présentée en 1954 à l’Université de Bonn jusqu’au dernier recueil d’articles paru en 2008 chez Suhrkamp, Ach, Europa. Elle compte plus de douze mille pages publiées, recueils d’articles ou ouvrages systématiques et recoupe tous les champs disciplinaires en se jouant des cloisonnements : sciences sociales, théorie de la connaissance, philosophie du langage, théorie de la société, philosophie morale, philosophie du droit, etc. Habermas a su se distinguer par son éclectisme et sa capacité peu commune à s’approprier les traditions les plus diverses afin de les fondre dans sa propre sensibilité philosophique. Manfred Frank, pourtant souvent critique à l’égard des orientations habermassiennes, insistait à juste titre sur l’impressionnante capacité synthétique manifestée par son œuvre : "Aucun de nos contemporains n’a intégré dans sa pensée les courant les plus divergents avec autant d’ouverture et de compétence que lui : la théorie critique et herméneutique, la théorie du fondement ultime et le faillibilisme conséquent, la philosophie analytique et la théorie systémique, le néostructuralisme et l’intersubjectivisme pragmatique, l’idéalisme allemand et le marxisme, la théorie de la société et l’individualisme. Aucune position contemporaine ne possède une pareille envergure" .
En dépit de l’importance que nul ne lui conteste sérieusement sur la scène philosophique mondiale, peu d’ouvrages de synthèse lui ont été consacrées en français. Depuis la première étude de Jean-Marc Ferry , celle de Stéphane Haber , celle d'Yves Sintomer et celle d'Yves Cusset , à quoi s’ajoutent quelques ouvrages collectifs et une bonne cinquantaine d’articles, l’ensemble de la littérature critique qui lui est dédiée, pour être d’excellente qualité, n’en paraît pas moins modeste, comme si l’œuvre monumentale de Habermas continuait d’intimider ses lecteurs. Aussi faut-il accueillir avec reconnaissance le travail accompli par Alexandre Dupeyrix qui, après avoir livré une introduction critique en 2009 , publie ces jours-ci le résultat d’une longue et minutieuse enquête se donnant pour objet spécifique l’analyse du nouveau modèle de démocratie, appelé modèle "délibératif", que Habermas a développé à partir des années 1990.
L’élucidation de ce modèle conduit Alexandre Dupeyrix à explorer la philosophie de Habermas dans toutes ses dimensions (anthropologique, linguistique, éthique, politique et juridique), en faisant preuve d’une remarquable maîtrise du corpus (pourtant considérable) de textes mobilisés. Le fil conducteur de l’étude – l’engagement sans faille de Habermas en faveur du projet démocratique, en théorie et en pratique – permet indéniablement de restituer à son œuvre un haut niveau de cohérence, tout en privilégiant la théorie de la citoyenneté, dont Alexandre Dupeyrix montre qu’elle est indissociable d’une théorie de la responsabilité, que Habermas ne thématise jamais, qu’il évacue même le plus souvent alors qu’il en fait en réalité constamment usage. "Le but de cette étude", écrit Alexandre Dupeyrix, "a (…) été de restituer dans leur pleine lumière ces moments de responsabilité implicites ou carrément occultés et d’esquisser une éthique de la responsabilité qui puisse compléter l’éthique de la discussion et la théorie de la citoyenneté" . A en croire Alexandre Dupeyrix, la philosophie politique constituerait ainsi le centre de gravité de la pensée harbermassienne, en référence à quoi les autres éléments doctrinaux et systématiques trouveraient leur place et leur intelligibilité. En s’intéressant à des questions de droit, de justice et plus généralement de philosophie politique, comme Habermas l’a fait de manière de plus en plus insistante ces deux dernières décennies sous l’impulsion de la pensée politique américaine, Habermas n’aurait fait que revenir finalement à ses préoccupations premières, dont portent témoignage ses premiers écrits .
De la philosophie politique habermassienne, dont l’on mesure toute la complexité et le raffinement en lisant la passionnante étude d’Alexandre Dupeyrix, un concept est devenu particulièrement célèbre, au point d’être emblématique de la théorie dans son ensemble : le concept de patriotisme constitutionnel, qui n’apparaît souvent que comme une simple reformulation de l’universalisme républicain (ce qu’il n’est pourtant pas). Que faut-il entendre exactement par là ? La théorie du patriotisme constitutionnel vise à apporter une réponse à la question de savoir quels sont les liens qui unissent les hommes dans une société. Sur quoi repose la communauté des citoyens ? Comment s’effectue l’intégration d’un individu à la communauté des citoyens ? Plusieurs théories ont été élaborées en vue d’apporter des éléments de solution à ce problème.
Selon certains théoriciens du libéralisme, la citoyenneté consisterait à traiter tous les individus comme ayant les mêmes droits au regard de la loi – moyennant quoi, précisément, la citoyenneté démocratique se distinguerait des conceptions féodales et prémodernes, lesquelles définissent le statut politique en fonction de la religion, de l’origine ethnique ou de la classe sociale. L’organisation de la société sur la base de droits ou de prétentions qui procèdent de l’appartenance à des groupes semblerait donc, de ce point de vue, radicalement contraire au concept d’une société fondée sur la citoyenneté. L’idée d’une citoyenneté différenciée, de citoyennetés plurielles, qui se déclinent en fonction de l’appartenance à tel ou tel groupe minoritaire, apparaitrait autocontradictoire. Reconnaître à des groupes minoritaires le droit à la différence, c’est-à-dire des droits de représentation dans la sphère publique et des droits à l’autonomie gouvernementale ou à un traitement différencié en raison de l’appartenance ethnique, culturelle, religieuse de tel ou tel groupe d’individus, reviendrait à prendre le risque de la désunion, lequel pourrait conduire à la dissolution du pays, en entamant le sentiment d’identité civique commune qui est le ciment de la société. La politisation des identités ethniques ou culturelles pourrait faire obstacle à la solidarité car, en encourageant les groupes à se replier sur eux-mêmes et à se fixer sur leurs différences, ces derniers pourraient avoir tendance à ne se montrer solidaires qu’à l’endroit des leurs. Le multiculturalisme, dans sa prétention à obtenir la reconnaissance des minorités ethnoculturelles, et à octroyer des droits spécifiques aux groupes, prendrait le risque d’affaiblir la volonté d’accepter les sacrifices mutuels, et de faire les concessions que requiert le bon fonctionnement de la démocratie. Pour qu’une identité civique s’impose, il faut qu’il n’y ait qu’une seule citoyenneté (non différenciée). Seule une identité civique commune est censée pouvoir soutenir le niveau d’intérêt réciproque, de concessions et de sacrifices, dont les démocraties ont besoin.
A cette théorie libérale de la citoyenneté, il a été répondu que le risque de voir l’unité nationale dissoute du fait de la reconnaissance des revendications polyethniques était grandement exagéré. Il n’est tout simplement pas vrai, a-t-on fait remarquer, que la demande de droits polyethniques prenne nécessairement la forme d’une fermeture de la minorité par rapport à la société dans son ensemble. Les droits spéciaux réclamés sont au contraire parfois des demandes d’inclusion. Par exemple, les Sikhs désireux de s’engager dans la Gendarmerie Royale du Canada ont été empêchés de le faire à cause de la règle de l’uniforme qui ne leur permettait pas de porter le turban que leur impose leur religion. Il en va de même des juifs orthodoxes désireux de s’engager dans l’armée américaine lors de la Seconde Guerre mondiale, qui n’ont pu le faire faute d’être exemptés de certaines règles vestimentaires. Le fait que ces hommes veuillent s’engager dans la gendarmerie canadienne ou dans l’armée américaine n’est-il pas le signe évident de leur désir de participer activement à la vie de la communauté dans son ensemble ? La modification des institutions dans le sens de leur demande leur aurait donné manifestement la possibilité de réussir leur intégration.
D’un point de vue strictement empirique, il est difficile de trancher la question de savoir si la reconnaissance des droits polyethniques, et, plus largement, si l’institution d’un Etat multinational, affaiblit ou renforce le sentiment d’identité partagée. La Suisse est un exemple notoire d’Etat multinational qui constitue un seul peuple, tout en étant une fédération de peuples. Mais nous avons aussi malheureusement beaucoup d’exemples du contraire, c’est-à-dire d’exemples de pays où l’institutionnalisation d’identités ethnoculturelles n’a pas empêché les guerres civiles (le Liban, l’ex-Yougoslavie, etc.). Des Etats multinationaux dont la stabilité déjà ancienne semblait acquise, comme la Belgique, semblent fragilisés de nos jours. Le problème se pose avec une acuité toute particulière à l’heure de l’union européenne du fait de l’ouverture des frontières. Que veut dire que l’on est citoyen de l’Europe ? Une citoyenneté multinationale est-elle possible ? Comment un citoyen pourrait-il être membre de plusieurs entités politiques simultanément ? Une citoyenneté postnationale peut-elle être possible dans la mesure où la citoyenneté est toujours définie par rapport à la nationalité ?
Si la construction d’une citoyenneté post-nationale devait se traduire par l’abandon de toute référence au cadre national, si les particuliers ne pouvaient plus se référer, d’une manière ou d’une autre, à une politique dans laquelle il leur serait loisible de véritablement se reconnaître, c’est-à-dire de se sentir représentés, alors cette situation ne risquerait-elle pas de se solder par un grave déficit démocratique puisque les institutions, n’étant plus représentatives, perdraient toute légitimité ?
Il est facile de voir que cette problématique des conditions de possibilité d’une instance politique postnationale est rigoureusement la même que celle de la communauté nationale dans une société multiculturelle : dans les deux cas, il s’agit de savoir jusqu’à quel point la diversité des groupes doit être représentée (qu’il s’agisse de la diversité culturelle des groupes ou, à un échelon supérieur, de la diversité nationale des peuples dans une éventuelle instance démocratique postnationale).
Tout le problème de l’identité postnationale, tel que le pose Habermas, est de savoir si une identité peut se stabiliser sur les principes de l’Etat démocratique, en adhérant aux valeurs universalistes (égale liberté, publicité, autonomie, coresponsabilité, etc.). Tout le problème est de savoir si les principes de ce genre peuvent constituer un sol propre à ancrer une appartenance concrète. Le pari de Habermas est que la volonté de vivre ensemble comme agents politiques peut suffire à assurer une forme d’intégration. Selon lui, la société démocratique dessine, en tant que telle, une forme de socialité originale. Il y a là l’esquisse d’une véritable intégration sociale de degré supérieur, même si elle s’effectue dans l’élément politique, et non plus tant dans des valeurs héritées ou une mémoire commune. Tel est, à grands traits, le sens de ce qu’il appelle le "patriotisme constitutionnel"
* Lire aussi sur nonfiction.fr :
- La recension de l'ouvrage L'espace public au Moyen Âge. Débats autour de Jürgen Habermas de Patrick Boucheron et Nicolas Offenstadt (dir.), par Pierre-Henri Ortiz
- La recension de l'ouvrage Entre naturalisme et religion : les défis de la démocratie de Jürgen Habermas, par Marc De Launay