Analyse des mécanismes ayant conduit au rétablissement des libertés civiles et critique des réformes économiques

Le Numéro 38 de La Revue Russe propose un dossier intitulé La perestroïka de Gorbatchev : piteuse déconfiture ou réussite historique ?   qui donne un aperçu des dissensions qui existent sur l’évaluation de la perestroïka. 

Rappelons d’abord que Gorbatchev, souvent vu en Occident comme un réformateur ayant redonné aux Soviétiques leurs libertés, est au contraire très impopulaire en Russie où il est tenu pour responsable de la chute de l’URSS. Dans la communauté scientifique, un relatif consensus émerge pour dire que Gorbatchev et son équipe, espérant réformer l’URSS, ont ouvert la porte à un certain nombre de changements et se sont retrouvés dépassés par les événements. On peut ainsi mettre en avant soit la volonté de réforme du pouvoir, soit son incapacité à gérer la situation une fois la boîte de Pandore ouverte. La question posée dans l’intitulé du dossier en cache donc une autre, celle de savoir si la perestroïka est allée à la rencontre ou à l’encontre de la société, et de quelles classes de la société.

Comme le précise Philippe Comte, le coordinateur du numéro, dans son introduction, les articles qu’il qualifie "de terrain" de Françoise Daucé et d’Yves Hamant montrent comment les Soviétiques ont, avec la perestroïka, retrouvé la liberté de presse et de conscience, alors que les autres articles, signés Philippe Comte, Rifat Gousseïnov et Marie-Pierre Rey, mettent l’accent sur les échecs de la perestroïka, et critiquent notamment les réformes économiques   .

Philippe Comte décrit également une autre ligne de fracture, celle entre les tenants et les opposants de l’approche essentialiste qui voudrait que la Russie soit irréformable, et surtout impossible à réformer selon le modèle occidental. L’article de R. Gousseïnov illustre bien cette position : il parle du rôle hypertrophié de l’État dans l’économie comme d’une caractéristique asiatique   , affirme que "l’obchtchina [forme d’organisation de la communauté villageoise], le collectivisme et le principe de conciliarité constituent les fondements de cette mentalité des travailleurs russes rebelles au marché" et que "l’obchtchina" russe est "inscrite dans les mentalités, comme l’est un gène dans l’organisme"   , d'où l'échec des réformes visant à mettre en place une économie de marché.

Enfin, on observe qu'à la dialectique de la rupture s’oppose celle de la continuité : Gorbatchev était-il un apparatchik médiocre dépassé par les événements ou un réformateur champion des libertés ? Les historiens s’accordent pour décrire l’ascension de Gorbatchev comme le parcours classique d’un dirigeant soviétique, et pour dire que la perestroïka visait à réformer l’URSS et non à la détruire, mais les divergences s’expriment lorsqu’il s’agit de qualifier la nature de ces réformes. R. Gousseïnov et P. Comte insistent sur la continuité entre les réformes soviétiques antérieures, voire tsaristes, et celles entreprises par Gorbatchev : la réforme est imposée d’en haut, et R. Gousseïnov critique la démarche "démiurgique" des dirigeants qui, selon lui, ne prennent pas en compte la réalité et imposent leur solution. Philippe Comte retrace les projets de réforme de l’époque soviétique et demande, de façon polémique, si Béria - le bras droit de Staline, "le tortionnaire visionnaire serai[t] le père de la perestroïka"   . La perestroïka est alors vue comme une des expressions du système autoritaire. L’auteur voit par contre dans la volonté de réforme économique et d'ouverture au marché l'influence d'une bourgeoisie soviétique dont il décrit la formation. 

D’autres chercheurs, sans nier une certaine continuité entre les réformes antérieures et les réformes gorbatchéviennes, insistent sur la rupture qualitative. En effet, non seulement le pouvoir entreprend des réformes, mais surtout il fait preuve de tolérance face à un certain nombre d’initiatives de la société. F. Daucé consacre son article aux animateurs de Vzgliad (“Le point de vue” en russe), émission phare de la perestroïka qui a abordé des sujets jusque-là tabou tels que la drogue. L’initiative de l’émission vient bien d’en haut : "elle n’est pas le fruit de la liberté de presse par en bas mais bien de la politique d’ouverture décidée par le Parti"   , ses animateurs sont des purs produits du système d’éducation soviétiques, mais bientôt ils prennent des libertés, abordent des sujets sensibles et l’émission finit pas être interdite fin 1990 à une période raidissement du pouvoir en lien avec la menace d’éclatement de l’URSS, avant de renaître de façon souterraine. 

Yves Hamant décrit un processus semblable dans le domaine religieux : "la révision de la législation en matière religieuse offre un exemple des mécanismes en jeu dans la perestroïka : quelques timides tentatives par l’administration d’aménagement du dispositif en vigueur, la société qui s’ébranle, les hésitations au sommet sur l’étendue de la réforme à entreprendre, le facteur exogène […] et, finalement, l’initiative – décisive en l’occurrence – venue d’en bas"   . On pourrait citer d’autres domaines où s'applique cette évolution, tels que la révision de l’histoire.

De manière significative, les articles les plus critiques se focalisent cependant sur les réformes économiques : les difficultés économiques qui ont marqué la fin de l’URSS et se sont prolongées dans les années 1990 ont éclipsé auprès des Russes les autres aspects de la perestroïka

 

* La Revue Russe, La perestroïka de Gorbatchev  : piteuse déconfiture ou réussite historique  ?, n° 38, numéro spécial publié sous la direction de Philippe Comte

 

* A lire aussi sur nonfiction.fr : 
La recension du livre d'Andreï Gratchev intitulé Gorbatchev, Le pari perdu ? De la perestroïka à l'implosion de l'URSS par Vassily A. Klimentov