Retour en forme d'hommage sur la carrière d'un historien pionnier – et d'un maître – dont la critique reste à faire.

Ce recueil de contributions d'historiens ayant été élèves, collègues et amis de l'universitaire américain Yosef Hayim Yerushalmi (1932-2009), spécialiste de l'histoire juive, de la mémoire juive et des marranes en particulier, est tiré d'un colloque-hommage ayant eu lieu en avril 2011 à Paris, au Musée d'Art et d'Histoire du Judaïsme. Dirigé par S. A. Goldberg, directrice d'études à l'EHESS, ce livre s'organise en trois temps : dans une première partie sont abordés les intérêts de recherche de Yerushalmi, puis est analysée dans une seconde section la réception de son œuvre en Europe (France, Italie et Allemagne). L'ouvrage se clôt par l'évocation de controverses, comme avec la philosophe Hannah Ardendt ou à propos de Freud, et de ponts historiographiques lancés par Yerushalmi.

C'est donc une évaluation du retentissement de l’œuvre de l'historien qui est proposée dans L'histoire et la mémoire de l'histoire, à lire en parallèle avec Transmettre l'histoire juive, volume d'entretiens aussi publié par Albin Michel. Bien que spécialiste du judaïsme, l'apport de Yerushalmi est beaucoup plus large, comme l'annonce S. A. Golderg dès l'introduction de ce recueil : il "a amorcé un vaste examen du rôle de l'histoire dans les sociétés modernes, en s'interrogeant sur ses relations avec la mémoire collective."   avec la parution de Zakhor. Histoire juive et mémoire juive   , qui comme le déclara à l'époque Paul Ricoeur avait "la vertu […] de donner accès à un problème universel à la faveur de l'exception que constitue la singularité de l'existence juive."  

Chaque chapitre aborde l'une des facettes de l’œuvre de Yerushalmi : l'historien des marranes   est évoqué par Yosef Kaplan   . Ce dernier met en lumière le décloisonnement opéré par Yerushalmi qui contextualise l'épopée marrane au sein de "la crise de conscience européenne qui marqua le début de l'époque moderne."   Yerushalmi n'hésite pas à comparer la tension entre le christianisme et l'identité juive des marranes avec la tension entre cette dernière et l'aspiration à faire partie de la nation qui caractérisera les Juifs émancipés des XIXe et XXe siècles   , tout comme il établit un parallèle entre la politique de pureté du sang espagnole et la définition nazie du Juif, qui oblitère la foi au profit de la race   . De la même manière, selon la formule de Yerushalmi : "La pureté du sang en vint à se substituer à la pureté de la foi.".

De son côté, Maurice Kriegel   revient sur un thème qui parcourt en filigranne à la fois ce livre   et l'oeuvre de Yerushalmi : celui de l'Alliance royale, à savoir d'un partenariat entre les Juifs et les souverains, les premiers se faisant serviteurs des seconds afin d'assurer leur protection. La lecture de Yerushalmi souligne la part active des Juifs dans le choix de cette stratégie contre les thèses qui mettent en avant leur passivité dans l'exil, qualifiées de "vision lacrymale de l'histoire juive"   . Cette thèse a des ramifications profondes puisqu'elle permet à Yerushalmi de nuancer les réflexions de Hannah Arendt sur les Judenräte. Alors que cette dernière s'attaquait à la moralité des élites juives, Yerushalmi replace leur collaboration avec les gouvernements dans une histoire longue où l'Etat n'avait jusque-là jamais commis de massacre délibéré, d'où la croyance en ce qui devint le "mythe de l'alliance royale"   .

S. A. Goldberg, dans sa propre contribution   , se penche sur une énigme relative : l'absence de référence explicite à la Shoah dans Zakhor, alors même que Yerushalmi confessait que "son engagement dans l'histoire juive était ancré dans un questionnement existentiel soulevé par sa propre judéité."   et qu'il avait treize ans en 1945. C'est vraisemblablement "l'hyper-accentuation de l'Holocauste" qui l'aurait mis mal à l'aise   , tout comme la tendance contemporaine à résumer l'identité juive à la Shoah, et accessoirement à Israël. Yerushalmi déclara ainsi en 2005 : "Je refuse d'enseigner la manière dont les Juifs sont morts à des étudiants qui n'ont pas la moindre idée – même sans remonter très loin dans le temps – de la manière dont ils ont vécu."  

Yerushalmi fut aussi un pionnier en mettant à jour à la fois "la modernité marrane […] [et] la modernité du système inquisitorial ibérique"   selon Nathan Wachtel, professeur émérite au Collège de France   . Wachtel cite ainsi Yerushalmi écrivant que "la minutie bureaucratique était le propre de l'Inquisition"   , puisque "la mise en place d'un système de délation généralisé, les méthodes inquisitoriales […] s'avèrent pionnières et préfigurent la rationalité policière des régimes totalitaires contemporains"  

L'impact de Yerushalmi en France, dans le renouveau des Études juives en particulier, fut concomitant avec la "renaissance ethnique" aux Etats-Unis   . Toutefois cette circulation des idées ne fut pas à sens unique puisque, comme l'explique Nancy Green, "Yosef a également réimporté aux Etats-Unis des interrogations nouvelles."   Dans une contribution émouvante, Eric Vigne, éditeur et traducteur de Yerushalmi, raconte ainsi sa "découverte, [sa] rencontre intellectuelle au sens d'un dévoilement brutal d'un horizon"   de l'historien. Il rappelle la beauté du style de l'écrivain – "L'écriture spécifique de Yosef tient à ce que l'argument se reflète jusque dans la table des matières puisqu'il donne à la démonstration sa dynamique et sa construction", écrit-il   – et livre sa définition de l'ouvrage amené à marquer les esprits qu'illustre parfaitement Zakhor : "un ouvrage ne devient une référence nécessaire dans le temps et n'acquiert de postérité intellectuelle qu'à condition de reformuler une question, d'ouvrir un problème à de nouveaux horizons et de dévoiler à l'intelligence du lecteur toute la complexité du monde"   .

Enfin, dans la dernière partie de cet hommage, ce sont les rencontres et les controverses qui sont évoquées. Yerushalmi fut un bâtisseur de ponts entre les historiographies ashkénazes et séfarades   , mais aussi un polémiste à propos des "conseils juifs" déjà évoqués précédemment   , ou au sujet de l'identité juive de Sigmund Freud   . La postface est signée de Pierre Nora, qui revient sur sa rencontre avec Yerushalmi. Deux historiens de la mémoire, l'un du peuple juif, l'autre de la nation française, mais tous deux juifs, ce qui fit prendre conscience à Nora de l'importance de cet attribut identitaire dans son entreprise historiographique des Lieux de mémoire.


C'est finalement la cheville ouvrière du livre, S. A. Golberg, qui résume le mieux l'intérêt de L'histoire et la mémoire de l'histoire : "A ceux qui ne l'ont pas connu, la lecture d'un recueil d'hommages offre aussi l'occasion de découvrir un auteur autrement que par la simple discussion de son œuvre." Mais la réflexion proposée ici ne s'arrête pas au seul portrait d'un homme, et à la lecture de ces contributions sur l'histoire et la mémoire juive, nous ne pouvons par ailleurs qu'aller dans son sens lorsqu'elle écrit : "ce constat d'une histoire devenue accessoire de la mémoire ne doit-il pas être dressé plus généralement pour l'histoire de tous ?"  

 

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