Et si la littérature de science-fiction était le fil conducteur le plus sûr d'une réflexion sur les enjeux contemporains des discours apocalyptiques?

S’il est un discours au moins aussi largement diffusé et relayé de nos jours que le discours catastrophiste, c’est bien celui qui prétend en dénoncer la vanité et en critiquer la pertinence. Les prédicateurs de l’apocalypse et autres oiseaux de mauvais augure ont ainsi vu se dresser face à eux les pourfendeurs impitoyables de cet apostolat du désespoir, rivalisant de lucidité et d’intelligence critique avec ces derniers dans l’analyse des causes des angoisses multiples de fin du monde. Mais ces deux types de discours nous paraissent partager le même défaut, en ce qu'ils négligent les caractéristiques originales du catastrophisme dans sa version moderne, tel qu’il se déploie dans de nombreux registres discursifs allant de la littérature à la philosophie en passant par la science, la sociologie et la politologie.

Tout se passe comme si, aux yeux des prédicateurs de l’apocalypse comme à ceux de leurs critiques, n’existait entre le catastrophisme d’hier (inspiré par l’Apocalypse biblique, par la peur de l’an mille, par le tremblement de Terre de Lisbonne, par la bombe atomique, etc.) et celui d’aujourd’hui (inspiré majoritairement par la crise environnementale) qu’une filiation rhétorique – comme si une prophétie de malheur était venue tout bonnement se substituer à une autre, en dépit du changement manifeste d’objet et de cadre théorique. L’idée selon laquelle la représentation apocalyptique ne constituerait pas un archaïsme demandant à être compris comme tel (soit pour en tracer la généalogie, soit pour s’en débarrasser), mais bien plutôt une forme de pensée originale susceptible d’éclairer notre actualité, ne semble pas avoir été prise au sérieux. Le travail d’analyse des transferts de schèmes discursifs (c’est-à-dire des procédés d’argumentation, des métaphores, des figures de style et autres composantes logiques et sémantiques) permettant à la fois de relier ces différents discours les uns aux autres et de les différencier les uns des autres attend toujours d’être fait.

Et sans doute le flux continu, depuis quelques années, d’articles et de livres portant sur le thème de la fin du monde a-t-il grandement contribué à perdre de vue l’objet d’une telle enquête. Les innombrables publications qui submergent un peu plus chaque semaine l’espace culturel, loin d’aider à clarifier le sens des peurs apocalyptiques contemporaines, semblent plutôt ajouter à la confusion et au désespoir, et aggraver d’une certaine manière le phénomène de perte du sens en accélérant l’avènement de cela même qu’elles décrivent. Leibniz, en un texte fulgurant datant de 1680, s’était déjà alarmé de l’augmentation de livres imprimés et avait fort bien pointé le risque d’émergence d’une nouvelle forme de barbarie : "J’appréhende que nous ne soyons pour demeurer longtemps dans la confusion et dans l’indigence où nous sommes par notre faute. Je crains même qu’après avoir inutilement épuisé la curiosité sans tirer de nos recherches aucun profit considérable pour notre félicité, on ne se dégoûte des sciences et que, par un désespoir fatal, les hommes ne retombent dans la barbarie. A quoi cette horrible masse de livres, qui va toujours augmentant, pourrait contribuer beaucoup. Car enfin  le désordre se rendra presque insurmontable, la multitude des auteurs qui deviendra infinie les exposera tous ensemble au danger d’un oubli général, l’espérance de la gloire qui anime bien des gens dans le travail des études cessera d’un coup ; il sera peut-être aussi honteux d’être auteur qu’il était honorable autrefois"   .

De ce point de vue, il nous semble qu’au sein de cette "horrible masse de livres qui va toujours augmentant" dédiés au thème de la fin du monde, la contribution la plus significative à une analyse de la fonction du discours apocalyptique à l’époque contemporaine est venue des études littéraires, et plus précisément de l’examen de la littérature de science-fiction. Les livres et articles relevant de ce dernier champ d’études étant là encore légion, nous avons choisi, afin de guider le lecteur et lui permettre d’approfondir par lui-même ses recherches, de n’en mentionner que trois, choisis pour leurs qualités exceptionnelles, à savoir  les ouvrages de Jean-Noël Lafargue, Les fins du monde. De l’Antiquité à nos jours, d’Alain Musset, Le syndrome de Babylone. Géofictions de l’Apocalypse, et  de Mary Manjikian, Apocalypse and Post-Apocalypse. The Romance of the End.

Les fins du monde   

L’intérêt du livre de Jean-Noël Lafargue, dans lequel l’on trouvera un panorama complet des diverses fins du monde, telles qu’elles ont été contées, exorcisées et parfois rêvées au cours de l’histoire de l’humanité, depuis la Mésopotamie jusqu’à Fukushima, tient d’abord à la documentation impressionnante qui s’y voit réunie – embrassant tout ensemble l’histoire de l’art, l’histoire des mythologies, des religions, de la cosmologie, de la littérature, de la philosophie, sans oublier les représentations cinématographiques, les bandes dessinées, les jeux vidéos, les vidéo-clips et la musique. Pareille entreprise n’est certes pas sans précédent, mais rarement l’étude de la multiplicité des récits et représentations de la fin des temps aura été à la fois aussi encyclopédique et aussi agréable de lecture car à la richesse de la documentation vient s’ajouter en contrepoint une remarquable iconographie qui fait de ce livre une véritable splendeur. Le lecteur intéressé découvrira ici une mine de références qui lui épargnera bien des recherches inutiles, qu’il pourra enrichir tout à loisir en consultant la bibliographie disponible sur le blog interactif que tient l’auteur   .

L’ouvrage de Jean-Noël Lafargue a en outre le grand mérite de prêter une attention constante, parmi les représentations eschatologiques diverses explorant les fins du monde, aux fictions apocalyptiques, dont il relève la trace jusque dans la façon dont les relations entre les hommes et les dieux ont été conçues dans les religions hindouiste, bouddhiste et chinoise, dans le poème de Supersage, dans l’épopée de Gilgamesh et dans le récit biblique du Déluge. Ainsi que l’écrit l’auteur, l’enquête qu’il conduit est polarisée par la mise au jour des "propositions de futurs ou de passés cataclysmiques qui ont été faites au fil des temps"   , et il nous semble très remarquable qu’il se tourne de façon privilégiée vers la littérature et le cinéma pour les découvrir, comme si la fonction des représentations apocalyptiques était de proposer des fictions permettant de mettre en variation le présent – de proposer une contre-narration qui, pour pouvoir ouvrir une perspective d’avenir à notre monde, doit commencer par en imaginer la fin. Si Jean-Noël Lafargue ne soutient pas à proprement parler une telle thèse (et sans doute l’ouvrage, destiné à un large public, ne s’y prêtait-il pas), il ne cesse, nous semble-t-il, de la suggérer, en invitant par là même à poursuivre dans la même direction l’enquête qu’il a ouverte au-delà des limites qu’il s’est assignées.

Le syndrome de Babylone

C’est ce projet que conduit Alain Musset dans son livre intitulé, de manière à première vue quelque peu  énigmatique, Le syndrome de Babylone, dont l’objectif est d’examiner les diverses manières dont est mise en œuvre l’hypothèse de la destruction apocalyptique du monde dans les récits de science-fiction et d’anticipation, mais aussi dans les bandes dessinées, les représentations cinématographiques et les jeux vidéos – en reconnaissant ainsi à l’imaginaire de la fin du monde (déployé en ses multiples figures et modes de représentation) le même privilège que lui attribuait Jean-Noël Lafargue. Dans la mesure où la délimitation du champ d’enquête autorise à ne renvoyer que de manière indirecte à l’histoire des religions (sans pour autant pouvoir faire tout à fait l’économie d’une telle référence car, comme le montre l’auteur, les images utilisées de manière systématique par les auteurs de science-fiction pour rendre intelligible l’ampleur du désastre sont tirées aussi bien de la Genèse que du livre de Saint Jean), un espace significativement plus large est rendu du même coup disponible pour examiner pour elle-même la littérature de science-fiction. C’est ce à quoi s’emploie Alain Musset en des pages d’une éblouissante érudition où on le voit se livrer à un tour d’horizon complet des apocalypses imaginaires. Si l’on songe à l’immensité de la littérature examinée (la bibliographie indique près de 350 titres de romans et nouvelles, à quoi viennent s’ajouter une centaine de films, une cinquantaine de bandes dessinées et une quinzaine de jeux vidéos), la synthèse que propose Alain Musset constitue une authentique prouesse.  

Le problème de la distribution des références, permettant au lecteur de ne pas se perdre dans cette immensité et au livre de ne pas se présenter sous la forme d'une succession de fiches de lecture, est résolu avec élégance au moyen d’une partition en chapitres prenant en considération d’abord les moyens de la destruction du monde (du mythe de l’Atlantide à l’apocalypse climatique, en passant par le déluge, les météores, les convulsions terrestres, les pestes et pandémies et le spectre de la guerre atomique), puis les lieux de la destruction (des villes maudites telles que Babylone et Jérusalem) et enfin les modalités de survie et de renaissance d’une humanité post-apocalyptique (de l’exode urbain aux abris anti-atomiques).

L’un des intérêts du livre d’Alain Musset tient à ce que, tout en poursuivant son enquête sur les scénarios et les mécanismes de l’apocalypse, il développe un questionnement sur les raisons pour lesquelles, dans les récits de science-fiction, nos plus belles cités sont les premières punies, et s’attache à identifier les lieux célèbres ou ordinaires qui symbolisent le mieux l’échec de notre civilisation. Le géographe spécialiste des mondes urbains qu’est Alain Musset tire ainsi parti de ses travaux antérieurs sur l’inscription spatiale des faits sociaux et sur les relations ambiguës qui s’établissent entre les lieux physiques, les représentations sociales et les imaginaires, pour élucider ce qu’il appelle les géofictions de l’apocalypse, c’est-à-dire les diverses manières dont l’imaginaire apocalyptique s’empare de l’espace urbain pour y manifester les outrages de la fin du monde, en s’attaquant aussi bien à des objets réels à haute portée symbolique (villes, hauts lieux, monuments emblématiques) qu’à des éléments appartenant à une géographie du quotidien (la route, le tunnel, le pont, l’autoroute, etc.).
De manière assez originale, Alain Musset s’efforce de montrer que le choix des modalités de la destruction (suite à une inondation, une éruption volcanique, l’explosion d’une bombe atomique, etc.), des lieux qui attirent les foudres divines (ou la rancœur de la nature), des géosymboles et des icônes de l’apocalypse (Big Ben, la Tour Eiffel, le Tower Bridge, etc.), n’est jamais laissé au hasard chez les divers auteurs de science-fiction, mais procède toujours d’une analyse des dysfonctionnements politiques, économiques et sociaux qui affectent un monde rendu plus vulnérable malgré (ou à cause) de son développement technologique. Selon Alain Musset, "le récit d’anticipation ou de science-fiction s’inscrit dans une réalité qui lui sert à la fois de contexte et de prétexte pour justifier les révélations du cataclysme à venir"   . Lus dans la perspective d’une sociologie de la littérature de science-fiction, les discours sur l’apocalypse apparaissent ainsi riches d’un enseignement que l’on ne trouve pas ailleurs, au point de constituer un genre relativement inédit : celui de ce que l’on pourrait appeler, en empruntant l’expression à Mary Manjikian, la fiction spéculative.    

Apocalypse et post-politique

Qu’est-ce qu’une fiction spéculative ? Selon Mary Manjikian, ce qui distingue les auteurs de récits de science-fiction entre tous les romanciers tient à ce qu'ils œuvrent principalement à créer des mondes alternatifs ou virtuels. Or, ce faisant, affirme Mary Manjikian, ils se servent d’une méthodologie analogue à celle des politologues et des spécialistes des sciences sociales : ils mettent au centre de leur attention certaines données contemporaines empruntées aux domaines de l’économie, de la démographie ou de la politique, puis ils élaborent des prédictions et des hypothèses sur les développements à venir. Bref, ils construisent un modèle. Les auteurs de récits de science-fiction utilisent d’ordinaire un certain nombre de variables dans leurs analyses, et choisissent d’en modifier une ou plusieurs en vue de tester leurs effets sur le développement d’une société dans son ensemble. L’on peut parler d’une fiction spéculative à partir du moment où l’on a affaire à un récit dans lequel l’auteur spécule de manière réaliste sur les lignes de développement à venir d’une société, en se fondant sur une extrapolation de faits généralement considérés comme bien établis.

Mary Manjikian entreprend de démontrer la pertinence politique du discours apocalyptique que développe la littérature de science-fiction et d'anticipation contemporaine à l’appui notamment de l’analyse de quatre ouvrages, dont malheureusement un seul a été traduit à ce jour en français : World Made by Hand (2008) de James Kunstler, La route (2006) de Cormac McCarthy, The Pesthouse (2007) de Jim Crace, et The Passage (2010) de Justin Cronin. Selon elle, non seulement ces derniers ouvrages se distinguent de ceux qui ont pu être écrits par le passé en science-fiction par le recours parfois explicite à la méthodologie des sciences sociales (le tournant politique de la science-fiction contemporaine correspondant ainsi à ce que certains ont appelé le tournant esthétique de la théorie sociale), mais encore par ceci que la confusion entre le récit de catastrophe, le récit utopique et le récit dystopique, est par eux rendu définitivement impossible. 

Le propre d’un récit de catastrophe, affirme Mary Manjikian, est qu’il met au centre de son attention le processus de décision qui a conduit à l’événement catastrophique, tandis que le propre d’un récit utopique ou dystopique est de s’intéresser plutôt aux conséquences de l’événement lui-même. L’objectif commun à l’utopie et à la dystopie n’est pas tant de prédire (predict) que de prévoir (forecast), c’est-à-dire qu’il s’agit essentiellement de mettre au jour un problème, de le rendre pleinement visible et, par là, de modifier la façon dont se déroulent les discussions politiques sans pour autant affecter l’agenda politique lui-même. Ainsi, tandis que la méthodologie des auteurs de récits de catastrophe s’appuie sur celle que mettent en œuvre les spécialistes de la théorie des jeux, les auteurs de récits utopiques et dystopiques s’appuient quant à ceux sur une méthodologie analogue à celle que Rachel Carson a déployée dans Le printemps silencieux, où sont prédits les effets à long terme de l’usage de pesticides.      

Selon Mary Manjikian, la fiction apocalyptique contemporaine revêt une signification politique notablement différente de ces autres genres de fiction spéculative. En effet, elle ne traite pas tant du processus par lequel la destruction en est venue à se produire, et pas davantage des forces sociales, économiques et politiques qui ont pu y conduire. L’expérience de pensée dont il s’agit dans la fiction apocalyptique vise à mesurer et à identifier les menaces qui pèsent sur notre monde actuel, à spéculer sur la probabilité que se réalisent de pareilles menaces, et à proposer des solutions visant à garantir la survie de tous. C’est à la lumière de ce programme proprement politique qu’il convient de lire les fictions apocalyptiques les plus marquantes publiées ces dernières années, en vue d’éclairer notre actualité et d’ouvrir des espaces de réflexion alternatifs – des contre-espaces et des contre-temps, conformément au projet que la littérature de science-fiction s’est sans doute depuis toujours assigné