Bouleversement à venir dans le dossier du nucléaire iranien ! Alors que le bras de fer qui oppose l’Iran à la communauté internationale à propos de son programme nucléaire militaire a commencé il y a près de dix ans, de nombreuses analyses prédisent depuis quelques temps la prochaine signature d’un compromis entre les deux parties. Une façon diplomatique de dire que la République islamique aurait soudainement accepté de céder sur l’essentiel – en acceptant notamment un plafonnement de ses activités d'enrichissement d’uranium à un niveau suffisant pour les usages industriels mais loin des hauts enrichissements d'intérêt militaire et des contrôles sur l'ensemble de son territoire – et donc de tourner le dos à la politique de confrontation qu’elle suivait jusqu’à présent.
Comment un tel succès de la communauté internationale est-il soudainement devenu envisageable ? Pourquoi, alors que l’Iran avait toujours résisté à l’isolement diplomatique et aux menaces d’interventions militaires américaines et israéliennes, aurait-t-il soudainement accepté de céder ?
La réponse est relativement simple. La communauté internationale, après avoir constaté que ses moyens de coercition traditionnels, diplomatiques et militaires, ne permettaient pas de faire plier l’Iran, s’est rappelée la célèbre formule de Lénine, citée par Keynes : « Il n’y a pas de moyens plus subtils, plus sûrs de miner les bases existantes de la société que de vicier sa monnaie. Le procédé engage toutes les forces cachées des lois économiques dans le sens de la destruction ». Autrement dit, la communauté internationale a fait le choix depuis quelques mois, avec une nette accélération en juillet dernier, de s’attaquer à l’économie iranienne, et plus précisément à sa monnaie, pour affaiblir considérablement la République islamique de l’intérieur et l’amener ainsi à négocier. Un plan qui est sur le point d’obtenir le succès escompté, si l’on en croit ses résultats, à savoir la possibilité d’un compromis sur le nucléaire iranien dans un horizon proche.
Retour donc sur une attaque économique, moins coûteuse et plus efficace que ne l’ont été les différentes offensives diplomatiques et que ne l’aurait été une attaque militaire classique. En ne visant qu’un seul secteur, les exportations pétrolières iraniennes, elle a en effet réussi à faire s’effondrer en quelques mois la monnaie iranienne et partant, à amener la République islamique à envisager d’abandonner l’ensemble de ses prétentions.
Une seule cible d'attaque économique : les exportations de pétrole
Les sanctions internationales à l’égard la République islamique ont toujours eu pour cible les exportations pétrolières de l’Iran, via un embargo pétrolier. Elles se sont néanmoins renforcées ces derniers temps, dans le cadre de la nouvelle stratégie qui fait de l’offensive économique la principale arme contre l’Iran. Ainsi, suite au refus de Téhéran le 20 juin dernier, à l’issue de fastidieuses négociations à Moscou, de suspendre son programme nucléaire, l’Union européenne a décidé le 1er juillet de mettre un terme définitif à ses achats de brut iranien, rejoignant en cela la position américaine. La perte de ce débouché a été indéniablement une catastrophe pour l’économie iranienne, puisque l’Union européenne était, et de loin, le premier client de la République islamique, en achetant en moyenne 20% de ses extractions annuelles de pétrole.
Mais les sanctions internationales ne font pas que viser directement les exportations de brut iranien, puisqu’elles le font également indirectement. Les Etats-Unis et l’Union européenne appliquent en effet un certain nombre de sanctions financières, notamment à l’encontre de la Banque Centrale Iranienne (BCI), qui ont à leur tour un impact fort sur les ventes de brut. Le trésor américain et l’Union européenne ont ainsi interdit à tout pays de commercer avec la BCI en dollars ou en euros. Ces mesures ont de fait exclu l’Iran du système bancaire international et dès lors, de nombreux pays, à l’instar de l’Inde, du Japon et de la Chine, incapables de payer leurs achats de pétrole, ont considérablement réduit leurs achats d'or noir iranien.
Il résulte de ces sanctions une baisse significative des ventes de brut iranien. Fereydoun Khavand, économiste spécialiste de l’Iran, estime ainsi qu’entre janvier 2011 et octobre 2012, les exportations sont passées de deux millions de barils par jour à 800 000, soit une chute de 60% ! Avec deux conséquences, la chute des recettes de l’Etat et l’effondrement de la valeur de la devise nationale, qui, nous allons le voir, produisent à leur tour un certain nombre d’effets négatifs pour l’économie iranienne et ainsi, asphyxient et affaiblissent considérablement le pays.
La chute des recettes de l'Etat et la fin des subventions aux classes défavorisées
Fin 2010, les revenus tirés des exportations pétrolières représentaient 60% des ressources alimentant le budget de l’Etat iranien, qui s’élevait pour l’année 2011 à 295 milliards de dollars. Or, depuis lors, les ventes de pétrole ont chuté de 60%, ce qui a diminué les recettes de l’Etat de 35%, soit environ 100 milliards de dollars. Face à cette baisse de ses ressources, le gouvernement a dû tailler dans ses dépenses, lesquelles sont principalement consacrées aux « affaires sociales » (éducation, santé, subventions diverses aux classes les plus défavorisées, représentant 59% des dépenses totales) et à la défense nationale (15%). Comme il n’était pas question pour les autorités de réduire, en ces temps de tension exacerbée avec l’Occident, les dépenses liées aux armées, les coupes se sont portées drastiquement vers les subventions aux classes les plus défavorisées.
C’est ainsi que depuis 2010, le gouvernement a dû se résoudre à des coupes dans les très intéressantes subventions accordées par l'Etat à une myriade de produits de consommation courante. Ces subventions étaient vitales pour la population iranienne puisqu’elles permettaient de maintenir les prix de vente des produits de grande consommation à un niveau relativement peu élevé par rapport aux salaires. Les produits concernés étaient nombreux, et allaient du lait au blé en passant par les céréales, le sucre ou les produits pharmaceutiques. La suppression des subventions a logiquement entraîné une hausse des prix de vente de ces produits de grande consommation. Associated Press estime ainsi que les prix du riz et de la viande, ingrédients indispensables à la cuisine iranienne, ont bondi respectivement entre octobre 2011 et octobre 2012 de 34 et 48 %.
Le mécontentement des classes les plus touchées n’a pas tardé à se répandre dans le pays. Une pétition circulerait secrètement dans les usines et les commerces pour protester contre la fin des subventions et aurait rassemblé quelques 10 000 signatures avant d'être adressée au ministre du Travail.
La chute des ressources de l’Etat et partant des subventions qui profitaient avant tout aux classes les plus défavorisées n’est toutefois pas le résultat le plus dommageable de l’embargo pétrolier. L’Etat doit en effet affronter une seconde conséquence de cet embargo, l’effondrement de sa monnaie, dont les effets sont bien plus dévastateurs que ceux de la chute de ses ressources.
L'effondrement de la valeur de la devise, l'inflation et la chute du pouvoir d'achat
Les exportations de pétrole représentaient en 2010 80% du total des exportations de l’Iran et leur chute de 60% a entraîné une baisse de 48% du total des exportations. Par voie de conséquence, la valeur de la devise iranienne, le rial, a elle aussi plongé sur les marchés des changes, en raison du lien connu entre dégradation du solde de la balance commerciale déficitaire et chute de la valeur de la devise. Longtemps, la banque centrale a limité la dépréciation de la valeur de la devise, en utilisant ses réserves de change pour racheter du rial sur les marchés et ainsi faire remonter son cours. Mais depuis le mois de novembre, la chute des exportations ayant entraîné une raréfaction des devises étrangères entrant en Iran et donc une baisse des réserves de change, la banque centrale a dû cesser de soutenir sa monnaie, provoquant ainsi l'effondrement du rial. Lundi 1er octobre, la devise nationale a perdu 17 % de sa valeur en une seule journée, atteignant son niveau historique le plus bas. En un an, entre novembre 2011 et novembre 2012, la monnaie iranienne a perdu plus de 75 % de sa valeur.
Conséquence mécanique, les importations ont vu leur coût augmenter. Or l’Iran, comme de nombreux pays disposant de ressources naturelles, a fortement orienté son économie vers l’exploitation et la vente de ces ressources. Le secteur pétrolier représente ainsi en 2011 plus de 25% du PIB iranien ! Cette structure particulière implique que les autres secteurs économiques, notamment ceux produisant des biens de consommation, soient délaissés et qu’il faille recourir aux importations pour en disposer. En 2010-2011, l'Iran a ainsi importé 62 % du maïs, 45 % du riz et 59 % du sucre qu'il consomme. La valeur du rial ayant chuté, importer coûte plus cher et tous les produits, y compris les denrées alimentaires de première nécessité, se sont renchéris : c’est ainsi qu’a été déclenchée l’inflation qui frappe en ce moment l’Iran.
Etant donné l’importance de la chute du rial (-75% entre novembre 2011 et novembre 2012) et donc de l’augmentation du coût des importations, cette inflation est de grande ampleur. Les autorités reconnaissent une inflation de 24% pour le seul mois de septembre, mais des parlementaires conservateurs parlent ouvertement d’une inflation de 30 %. Le niveau d’octobre serait si élevé que le gouvernement iranien a même cessé de publier son taux officiel, qui est donc dramatiquement resté bloqué à 24%...
Résultat de l’inflation, le pouvoir d’achat des ménages iraniens, notamment celui des couches les plus défavorisées, déjà largement atteint par la fin des subventions étatiques aux produits de grande consommation, a été encore plus réduit par cette inflation galopante. Le pain est ainsi redevenu la base de l'alimentation d'une partie de la population, qui n'a plus les moyens d'acheter de la viande, vendue environ 30 dollars le kilogramme dans un pays où le revenu moyen est de 350 dollars par mois. Le prix du pain a triplé en décembre, celui du dentifrice a quadruplé en quelques mois… Autant d’exemples qui démontrent l’augmentation vertigineuse des prix que vit actuellement la République islamique.
La situation économique est d’autant plus préoccupante que cet épisode inflationniste n’est pas prêt de prendre fin et ce, en raison de l’action de l’Etat. Alors que le gouvernement a fixé un taux d’échange officiel de 12 260 rials pour un dollar, il a en même temps mis en place des « centres d’échange », où des dollars sont mis à disposition des importateurs à un taux inférieur de 2% à celui du marché noir, où le billet vert s’échange à 35 000 rials. Faisant cela, les autorités ont entériné l’existence du marché parallèle et provoqué une panique monétaire, les épargnants prenant d'assaut les banques pour retirer leurs économies et les changer en dollars, dont la valeur par rapport au rial ne cesse donc d'augmenter. Un cercle vicieux chute du rial – renchérissement des importations – inflation – panique monétaire – chute du rial est donc bel et bien enclenché en Iran.
Quelles conséquences politiques et diplomatiques ?
Jafar Azimzadeh, un syndicaliste interrogé par Associated Press, prévient que la misère sociale issue de l’inflation risque de dégénérer en manifestations populaires. Dans un tel cas, le régime serait plus menacé qu’il ne l’avait été en 2009, lors des manifestations contestant la réélection du président Ahmadinejad. En effet, selon Fereydoun Khavand, "cette colère pourrait dégénérer en mouvement de protestation généralisé contre le régime, d'autant plus qu'à la différence du mouvement vert de juin 2009, les classes les plus défavorisées, touchées de plein fouet par la crise, pourraient cette fois s'associer aux classes moyennes". Ce scénario est partagé par un certain nombre de gouvernements étrangers. Le ministre israélien des Affaires étrangères, Avidgor Lieberman, a ainsi assuré au quotidien Haaretz qu'une "révolution de la place Tahrir à la mode iranienne" était envisageable 2.
C’est donc pour éviter ce scénario que le régime semble aujourd’hui prêt à mettre fin à ses ambitions nucléaires. En effet, en arrivant à un compromis avec les Occidentaux, Téhéran espère que les sanctions internationales frappant les exportations de pétrole seront levées. Le rial se réapprécierait alors, ralentissant le rythme de l’inflation et rétablissant le pouvoir d’achat des ménages iraniens. La grogne de ces derniers serait alors calmée et la menace qui pèse actuellement sur le régime réduite. La communauté internationale semble donc proche de faire plier la République islamique avec la seule arme monétaire, alors que ses offensives diplomatiques avaient toutes échoué et sans avoir engagé une quelconque action militaire. Lénine avait raison : la monnaie et, plus largement, l’économie, sont bel et bien les armes les plus redoutables qui soient
* Lire aussi sur nonfiction.fr :
- "Carnet de route et de déroute d'un Iranien en République islamique", la recension de Journal de l'amertume, un Iranien égaré dans la révolution islamique de Amr Samour, par Thomas Fourquet
- La recension du numéro d'automne 2012 de la revue Politique Etrangère consacré à l'Iran, par Louis Racine