Qu'est-ce que la gouvernementalité chrétienne au Moyen Âge? Jacques Dalarun propose une réponse: le gouvernement chrétien des corps et des âmes promu par la réforme grégorienne repose sur le pouvoir pastoral, fondé sur le principe du service de tout un chacun.

La publication, ces dernières années, des cours de Michel Foucault au collège de France a fait l’effet d’une petite bombe à retardement dont on voit aujourd’hui toutes les retombées sur les sciences sociales. En témoigne la reprise des concepts de gouvernementalité et de biopouvoir, même si la portée explicative des concepts empruntés n’a pas toujours été évidente. Chez les médiévistes, Giorgio Agamben fait aujourd’hui figure de passeur de cette pensée foucaldienne, par sa mise en œuvre d’une archéologie du pouvoir souverain au Moyen Âge   . En inscrivant la généalogie du gouvernement moderne dans la théologie chrétienne et en particulier le dogme de la Trinité, et en définissant une économie du christianisme fondée sur le double principe d’une trinité ontologique de la souveraineté et une trinité pratique du gouvernement, mise en œuvre par la liturgie, il propose une véritable réinterprétation de la nature du pouvoir médiéval chrétien. Certains médiévistes l’ont ignorée, d’autres ont tenté de relever le défi. Jacques Dalarun fait partie de ces derniers.

Son essai s’inscrit en effet dans cette recherche autour de la de la gouvernementalité au Moyen Âge, en proposant une contribution dont il souligne la démarche herméneutique qu’il caractérise comme une "rumination obstinée des sources"   . Spécialiste des ordres nouveaux et notamment des franciscains, Jacques Dalarun pose ainsi d’emblée son hypothèse de départ : "les communautés religieuses médiévales ont servi de laboratoire à l’élaboration de la ‘gouvernementalité moderne’"   . A partir d’une réflexion autour d’expérimentations "démocratiques" de quelques communautés monastiques entre le XIe et le XIIIe siècle, dont l’auteur cherche à montrer la valeur paradigmatique, il propose une réinterprétation de l’idéologie dominante de l’Occident chrétien médiéval autour d’un paradoxe, celui de la promesse évangélique selon laquelle "les derniers seront les premiers et les premiers les derniers". Comment les expériences religieuses des XIe-XIIIe siècles ont-elles alors mis en pratique une telle morale du retournement ? A partir de cette question, Jacques Dalarun part à la recherche des formes de gouvernementalité médiévale, en proposant trois types d’analyses, chacune fondée sur des dossiers différents.

La première, intitulée "la servante servie", reprend les pièces du procès de canonisation de sainte Claire et en particulier celles qui évoquent un passage de la vie de la sainte : tandis que Claire lavait les pieds des sœurs et des servantes de la communauté qu’elle avait établie à Saint-Damien, l’une d’elle frappa involontairement la bouche de Claire, alors que celle-ci s’apprêtait à lui donner un baiser comme elle en avait l’habitude. La sainte reprit néanmoins le pied de la servante pour lui imprimer un baiser. De l’exégèse de cette singulière anecdote, Jacques Dalarun montre ce qu’elle révèle du paradoxe chrétien. Les scènes de lavement de pied biblique ritualisées par les premiers bénédictins constituent, au début du XIIIe siècle, une référence qui permet à Claire non seulement de s’identifier à la Madeleine, mais également d’être considérée comme une "servante des servantes du Christ". Or cette expression renvoyait expressément à la figure suprême du pouvoir chrétien, celle des papes de Rome, qui se désignaient alors eux-mêmes servus servorum Dei. En exaltant ainsi la simplicité, l’humilité et la pauvreté, le christianisme médiéval contenait potentiellement un message révolutionnaire, mais la sublimation de ces valeurs sociales en vertus morales transforma cette charge critique en un paradoxe qui "à la fois sécrète l’écart et permet la résorption de l’écart dans une norme renouvelée."  

Dans un deuxième temps, l’auteur poursuit sa réflexion autour de ce paradoxe qui porte "l’indignité au pouvoir", à partir de la mise en série d’expériences institutionnelles qui eurent lieu au sein des "ordres nouveaux" apparus entre le XIe et le XIIIe siècle. Tous, d’une certaine manière ont cherché à radicaliser les règles du cénobitisme bénédictin, faisant passer le parcours spirituel "de l’humilité à l’humiliation, d’une obéissance fonctionnelle à une jubilation de l’abaissement"   . En plaçant des groupes sociaux considérés comme inférieurs dans la hiérarchie sociale à la tête de leur communauté   , il s’agissait en effet d’"intégrer à leur protocole la stricte application du renversement évangélique des derniers devenus les premiers"   . Or le fait de ne pas choisir ceux qui sont les "plus dignes" d’exercer le pouvoir laisse tout un espace dans lequel le savoir-faire et la compétence peuvent s’épanouir. Il dégage ainsi la manière dont ont été pensées, dans le cadre de la réforme grégorienne, et mises en œuvre à l’échelle des communautés, de nouvelles formes d’organisation politique, sur un principe de gouvernement d’"obéissance à front renversé"   .

La dernière partie de cet essai, intitulée "le gouvernement maternel", se décompose en deux temps. D’abord, Jacques Dalarun reprend longuement Michel Foucault, lorsqu’il développe les traits spécifiques du pouvoir pastoral, parce qu’il voyait dans le pastorat chrétien "le point embryonnaire de cette gouvernementalité dont l’entrée en politique marque (…) le seuil de l’Etat moderne"   . Puis il poursuit sa réflexion avec Giorgio Agamben, dans le but de montrer que l’impasse du regimen pour une archéologie de la gouvernementalité au Moyen Âge n’est pas aussi nette et claire qu’il l’affirmait. Pour Jacques Dalarun en effet, il faut penser le Moyen Âge comme une "metanoia, un retournement mental qui fait que les mêmes mots, les mêmes gestes, les mêmes signes n’ont plus le même sens"   . A commencer par la notion de vicariat. L’auteur entreprend d’en faire la démonstration, en déployant une méthodologie "au ras des sources"   , manière de caractériser sa propre démarche par une pratique spécifique.

La réinterprétation institutionnelle de l’un des deux seuls textes autographes que nous conservons de saint François, en le passant au crible de la critique paléographique et philologique, mais également en le contextualisant de manière globale dans la société du XIIIe siècle, apparaît comme le point culminant de sa démonstration. Au lieu de lire le conseil de saint François à frère Léon comme un repentir, ou comme une injonction contradictoire – "Ne viens pas à moi pour conseil" mais "viens à moi, pour consolation, si tu veux" – le billet de saint François exprime en réalité les deux devoirs du bon pasteur omnes et singulatim, "sacrifice de l’un pour le tout, sacrifice du tout pour l’un". Or dans la pensée franciscaine, l’expression de ce mode de gouvernement de service passe par la figure maternelle : "La mère est au père, ce que le ministre est à l’abbé. La maternité s’oppose à la paternité comme le service à la domination, le gouvernement au pouvoir"   . Et elle est à ce titre l’expression même du vicariat. Ainsi, c’est en scrutant dans l’écriture malhabile d’un billet au latin teinté d’italianisme que Jacques Dalarun examine la mise en œuvre de ce pouvoir maternel par une gouvernementalité pastorale. Hybridation dans laquelle il pense un possible "avènement de la démocratie – qui ne saurait être qu’une invention permanente et endogène"   . La démocratie étant alors entendue comme une "sorte d’appel du vide au sommet, un vide par aspiration d’humilité", un vide gouvernemental et non souverain, le vide d’un "pouvoir par avance résigné"   . C’est aussi parce que le pastorat est un pouvoir individualisant, prétendant au gouvernement quotidien des hommes, corps et âmes, que sa mise en œuvre, à partir du moment grégorien, prélude à la constitution du sujet politique moderne   .

Cet essai ne cherche ainsi pas seulement à reformuler intellectuellement un certain nombre de choses qu’on croyait savoir depuis longtemps : les allers-retours avec la pensée de Foucault instaurent une tentative de dialogue, avec pour objectif de démontrer ce que la science historique du Moyen Âge peut apporter à la pensée du gouvernement moderne. Mais on reste néanmoins insuffisamment convaincu sur la capacité de ce modèle pastoral "d’aide et de conseil" à interpréter l’ensemble des formes de gouvernement qui ont été expérimentées à la même époque, et plus tardivement, dans les consulats urbains ou les chancelleries royales des monarchies occidentales. C’est d’ailleurs un point aveugle de la démonstration, sans doute liée au choix d’un titre qui laissait envisager une prise en compte plus globale de la société médiévale. Il en va de même de la potentialité démocratique du modèle monastique, qui n’est considéré qu’en lui-même sans être mis en relations avec les formes de démocratie urbaine qui ont pourtant été expérimentées dans les villes d’Italie à la même époque. Au fond, ce qui nous est proposé dans cet essai est plus étroit mais aussi plus précis qu’une interprétation de ce qu’aurait été la démocratie au Moyen Âge et sa gouvernementalité. Il s’agit plutôt de comprendre ce que le gouvernement pastoral a eu de potentiellement démocratique : non pas un système représentatif, doté d’élections à la majorité qui ne suffit pas à faire une démocratie, mais l’affirmation d’un principe que traduit bien l’expression "l’habit ne fait pas le moine", autrement dit la nécessité de ne jamais confondre l’individu avec son statut et ses fonctions ; principe qui ouvre également la possibilité d’un pouvoir de la compétence indépendamment de la classe sociale et du sexe des individus