Un essai visant à penser les causes profondes de la crise environnementale contemporaine, qui passe malheureusement à côté de son sujet.

Dans l’entretien accordé en 1966 et publié par Der Spiegel au lendemain de sa mort, Martin Heidegger se voit demander par le journaliste, qui a eu bien du mal jusque-là à le suivre dans l’analyse qu’il propose des "traits fondamentaux de l’âge technique qui ne fait que commencer", ce qu’il conviendrait de faire, selon lui, pour exercer une influence sur "ce tissu d’événements qui doivent forcément se produire", et quelle aide le philosophe pourrait nous apporter, à nous autres, "hommes politiques, demi-politiques, citoyens, journalistes, etc.", qui devons sans cesse prendre une décision quelconque, qui devons nous arranger avec le système dans lequel nous vivons, qui devons essayer de le changer en guettant la porte étroite qui pourrait ouvrir sur une réforme, voire sur une révolution. La réponse de Heidegger est remarquable de concision : penser. A supposer que les hommes puissent modifier d’une quelconque manière leur destin, dit-il, alors seul l’effort de penser pourrait produire un sursaut salutaire. Au journaliste manifestement déçu de sa réponse, il explique: "Penser, ce n’est pas rien faire ; la pensée est elle-même en soi l’action dans son dialogue avec le monde entendu comme destin."  

L’urgence n’est pas d’agir tous azimuts, mais d’apprendre à questionner. Cette proposition, nous semble-t-il, vaut tout à fait en matière de philosophie de l’environnement : il est nécessaire, pour qui  souhaite comprendre la nature exacte des problèmes environnementaux contemporains, de s’interroger avant toute chose sur la façon dont nous posons le problème de la crise écologique. Ici comme ailleurs, nous n’obtenons jamais que les réponses que nos questions méritent. En renversant la célèbre formule de Marx selon laquelle l’humanité ne se pose que les problèmes qu’elle peut résoudre, nous serions tenté de dire que l’humanité ne pourra résoudre les problèmes écologiques auxquels elle est confrontée que si d’abord elle apprend à bien les poser.

De ce point de vue, les entreprises théoriques qui se fixent pour objectif d’élucider les racines culturelles de la crise écologique actuelle nous paraissent êtres les plus utiles d’entre toutes – pour autant, bien entendu, qu’elles ne nous conduisent pas sur un chemin qui ne mène nulle part. Tel est malheureusement le cas du livre de Christian Godin dont il va être question ici, lequel, en épinglant une fantasmatique "haine de la nature", n’apporte rien à la compréhension des causes profondes des problèmes environnementaux.

La thèse principale du livre

La thèse principale que défend l’auteur est qu’il convient de questionner notre rapport multiséculaire à la nature en termes métapsychologiques, c’est-à-dire dans les termes que la psychanalyse de Freud a popularisés sous le nom de "pulsion de mort", de "refoulement" et de "phobie". A l’en croire, tout homme serait essentiellement animé d’une hostilité sourde et tenace à l’encontre de la nature – en entendant par là une volonté d’anéantissement, de destruction, d’extermination de la nature dans sa spontanéité et dans sa différence même d’avec les caractéristiques jugées constitutives de l’humanité. Pour cette raison, déclare l’auteur, la crise environnementale pourrait bien être dite "apocalyptique", au sens rigoureux du mot, puisqu’elle nous dévoilerait quelque chose de fondamental sur le monde humain, demeuré caché ou mal compris jusque là, à savoir que l’homme a la nature en horreur   .

D’une telle haine de la nature, l’auteur croit voir des manifestations dans le moindre de nos gestes, dans la plus insignifiante de nos décisions, à tel point que l’on en vient à se demander ce qui pourrait bien échapper à une telle grille de lecture qui, à la façon justement du système paranoïaque selon Freud, ne cesse de trouver matière à confirmation et s’immunise par principe contre toute forme de réfutation. Nous pensions avoir été instruits par Darwin des mécanismes à l’œuvre dans l’extinction des espèces, mais Christian Godin arrive à point nommé pour nous dessiller : "Le monde du vivant n’est pas seulement anéanti par notre présence, notre travail ou notre négligence. Il a été sciemment, consciencieusement, systématiquement exterminé"   . Après tant de savants travaux publiés sur le phénomène d’étalement urbain et de la gestion de la nature en ville, l’auteur nous livre enfin la clé de ces problèmes : "La haine de la nature ne se contente (…) pas de détruire les sols. Dans les villes, (…) les animaux et les arbres sont presque partout traités en ennemis"   . Qu’est-ce que l'élagage des arbres ? La réponse fuse, imparable : "un signe manifeste de barbarie"   . Pourquoi nos enfants préfèrent-ils aller au cinéma le dimanche voir le dernier film d’animation de Pixar plutôt que de se promener en forêt ? On l'aurait parié : la faute en est à la haine de la nature, bien entendu…

Et il en va de même de l’artificialisation croissante de la nature, de l’ingénierie génétique, de la fécondation in vitro, de l’"artialisation" des corps (entendez : les opérations de chirurgie esthétique, les piercings, les tatouages, etc.), de la médicalisation de la vie, du culte de la minceur, de la mode de l’épilation intégrale, de la recherche du dépassement des conditions biologiques actuelles (ce que l’on appelle le "transhumanisme"), etc., etc., ad nauseam   .

Si les manifestations de cette haine de la nature se sont faites de plus en plus visibles de nos jours, il faut bien voir, nous assure l’auteur, que ses racines sont anciennes : le Christianisme porte une lourde responsabilité en cette affaire dans la mesure où la nature est censée y être conçue comme dénuée de toute valeur, "péché et souffrance parce que matière"   . Mais la philosophie de l’ego, la promotion de l’auteur, la pratique des confessions, le prométhéisme technologique, le Moi fichtéeen, l’hybris caractéristique de l’humanité, l’arraisonnement de la nature, la science agressive, etc., ne sont évidemment pas en reste. Ici encore, rien ne résiste au moulinet de la dénonciation de la haine de la nature : la liste des coupables est en droit illimitée.

Il serait aisé de répondre à Christian Godin sur le terrain des analyses historiques et philosophiques qu’il avance et où, c’est le moins que l’on puisse dire, il ne s’embarrasse guère de nuances et de subtilités. L’opposition suggérée entre le rapport oriental et le rapport occidental à la nature, aux termes de laquelle "L’Orient s’absorbe dans la nature, [tandis que] l’Occident absorbe la nature"   , est par trop schématique (et bien trop soucieuse de faire un bon mot) pour présenter le moindre intérêt heuristique. L’idée selon laquelle les Anciens ont éprouvé des sentiments pour la nature dont nous ignorons tout ; l’idée selon laquelle le romantisme et son culte de la nature n’ont été qu’une brève parenthèse dans l’histoire de l’humanité ; l’idée selon laquelle nos romanciers modernes, nos peintres, nos cinéastes, nos chansonniers, nos philosophes, etc., non seulement ignorent systématiquement la nature mais légitiment et cultivent la détestation de la nature ; l’idée selon laquelle la science-fiction contribue au rejet haineux et méprisant de la nature, et tant d’autres idées de même farine, apparaissent si évidemment fausses, si peu attentives à la diversité des phénomènes qu’elles prétendent décrire, si caricaturales enfin, qu’on peine à croire qu’elles soient réellement imprimées noir sur blanc, et non pas attrapées au vol, sous la forme de ces brèves de comptoir que l’on avale tant bien que mal entre deux gorgées de bière et quelques cacahuètes.

A quoi renvoie l’opposition entre la nature conçue comme "espace de rêve" et la nature conçue comme "champ d’action"   ? Pourquoi ces deux approches de la nature devraient-elles être exclusives l’une de l’autre ? Quand pareil partage a-t-il jamais eu valeur disjonctive dans l’histoire de l’humanité ? Suffit-il d’opposer l’approche "contemplative" privilégiée par les savants de l’Antiquité à l’"arraisonnement" de la nature par les Modernes pour produire la moindre intelligibilité sur les conditions de constitution de la science   ? Quel lecteur un peu attentif oserait dire qu’"il n’y a pas d’idée de Nature chez Platon"   , que la philosophie morale de Kant repose "sur un rejet radical de toute naturalité"   , que Hegel (véritable tête de Turc, si l’on ose dire, de Christian Godin dans ce livre) est animé par un "mépris constant de la nature"   – lui qui reprochait précisément au judaïsme de concevoir "la totalité du monde comme monde purement et simplement opposé", où tout n’est que "matière sans amour ni droit, quelque chose de damné qui, sitôt que la force existe, est traité de sorte qu’il soit remis à sa place, pour peu qu’il esquisse un mouvement de révolte", une nature conçue comme "quelque chose d’infini, vide et sans contenu, sans vie, pas même mort, bref un néant, (…) quelque chose de fabriqué et non pas un être, qui ne reçoit aucune vie, aucun droit, aucun amour"   , à quoi il opposait le projet d’une philosophie qui cesserait de malmener la nature, de dénier ses droits, et qui s’emploierait à montrer comment la raison se forme elle-même dans la nature ?           

Les auteurs qui échappent miraculeusement à l’accusation d’avoir rendu théoriquement possible la mise à sac de la nature, et qui par là même se soustraient à l’inculpation de haute trahison contre les intérêts à long terme de l’humanité, ne sont en fait guère mieux traités. Qu’il s’agisse de Hans Jonas, de Michel Serres, d’André Gorz, d'Arne Naess, de Bryan Norton ou du courant entier d’éthique environnementale, la référence à ces derniers ne dépasse jamais le niveau de la simple allusion, et l’on observe tristement de quelle façon un système entier de pensée est ramené à un slogan (la responsabilité envers les générations futures, le contrat naturel, la valeur intrinsèque de la nature, etc.), ce qui ne va évidemment pas, une fois de plus, sans caricatures.
 
D'une haine et d'un amour introuvables de la nature

Le plus étonnant dans le livre de Christian Godin tient à l’absence totale d’argumentation de la thèse centrale d’une haine pour ainsi dire congénitale de la nature. Rien ne justifie l’adoption d’une perspective métapsychologique sur la crise environnementale, dont on ne voit pas quelle lumière elle est censée apporter à l’élucidation des phénomènes qu’elle examine. Pourquoi parler de haine de la nature plutôt que de "désintérêt complet", de "négligence", de "faiblesse" – ce que l’auteur fait aussi, de manière assez contradictoire ? L’auteur a bien conscience que cette qualification est abusive, et il s’efforce de s’en expliquer en une sorte de plaidoyer pro domo dont on admirera l’inefficacité : "Haine de la nature : le titre est un peu fort, se dira-t-on. En fait, personne ne hait la nature. (…) A cette objection, nous répondrons que la haine n’est pas forcément consciente (…). Ensuite, que la haine n’est pas forcément pathétique"   . Qu’est-ce qu’une haine qui n’est pas reconnue comme telle par celui qu’elle est censée animer et qui, en outre, ne partage aucun des caractères constitutifs des passions humaines ? Pourquoi cette catégorie descriptive s’impose-t-elle à l’analyse ? Le recours à l’inconscient n’est-il pas, en l’occurrence, une échappatoire bien trop commode permettant de faire l’économie de toute argumentation (d'autant plus que la référence à Freud est, là encore, très allusive, et ne s'accompagne d'aucune analyse précise) ?

La déception du lecteur s’aggrave encore (si la chose est possible) lorsqu’il cherche à savoir ce que Christian Godin oppose à cette soi-disant haine de la nature : que signifie aimer la nature ? quelles attitudes conviendrait-il d’adopter pour ne pas entrer à notre tour dans cette conspiration multiséculaire ? Aimer la nature, déclare l’auteur, c’est l’aimer pour elle-même, non pas aimer ce qui dans la nature fait sens et ce qui a valeur pour nous, mais l’aimer telle qu’elle est en elle-même, en la laissant être ce qu’elle est sans l’annexer à nos projets, en apprenant à l’habiter, c’est-à-dire à se tenir en elle sans vis-à-vis, en la considérant comme un berceau, une source, une maison, une tombe. Aimer la nature, c’est la respecter, en tant que "le respect est le sentiment éprouvé de la valeur inaliénable d’un être dont nous reconnaissons l’éminente dignité"   . Proposition qui n’a rien d’absurde, au premier regard, et qui pourrait entrer en consonance avec celles que défendent certains théoriciens d’éthique environnementale, certains partisans de la deep ecology, voire Heidegger lui-même.

Le problème est que, sitôt énoncée, cette proposition est détournée de son sens, ou du moins considérablement affaiblie, en vertu d’une conception anthropocentrique dudit respect de la nature. Car ce qui justifie ultimement l’extension du respect au-delà de la sphère personnelle, selon l’auteur, ce n’est pas tant la valeur en soi, la valeur inaliénable de la nature, que le témoignage de la présence de l’homme et de son génie dans la nature – à la manière, dit l’auteur, dont nous respectons une œuvre d’art, non pas pour elle-même, mais parce qu’elle manifeste ce que le génie humain peut produire de meilleur. "Dans la mesure où le travail millénaire de l’homme a métamorphosé la nature en environnement (…), nous sommes légitimés à la considérer comme une œuvre, et, à ce titre, à lui témoigner notre respect"   . Ce qui, à terme, est exactement le contraire d’une position réclamant le respect de la nature pour elle-même – d’une nature que nous sommes censés laisser-être telle qu’elle est en elle-même, indépendamment de toute perspective d’utilité pour nous.

La proposition ouvertement anthropocentrique avancée par Christian Godin est contradictoirement de la même nature que celle qu’il n’a cessé de dénoncer tout au long de son essai, elle est en tous points compatible avec celle qu’il attribue au capitalisme "barbare" qui, selon lui, fait de la richesse matérielle la seule richesse et se montre incapable de soupçonner l’existence d’une richesse transcendant la sphère des besoins et des désirs et de leur satisfaction   . A aucun moment l’auteur ne parvient à voir dans l’environnement autre chose que "le cadre et la condition de vie indépassables de l’existence humaine", à aucun moment il ne parvient à fonder des devoirs envers la nature autrement qu’en invoquant "la solidarité humaine s’étendant à l’ensemble de l’humanité dans le présent et aux générations futures"   . L’entreprise d’élucidation des causes profondes de la crise environnementale échoue sur les rives d’un anthropocentrisme on ne peut plus conventionnel dont elle ne se sera en fait jamais éloignée