Un nouveau volume des séminaires tenus par Derrida à l'Ecole des hautes études en sciences sociales, où l'on découvre notamment de quelle façon s'organisait dans son esprit la déconstruction de la question de l'animalité.

L’édition intégrale des séminaires et cours de Jacques Derrida, entreprise depuis 2008 par les éditions Galilée sous la direction de Geoffrey Bennington, Marc Crépon, Marguerite Derrida, Thomas Dutoit, Peggy Kamuf, Michel Lisse, Marie-Louise Mallet et Ginette Michaud, qui comptera au total près de 43 volumes, est sans doute l’une des plus heureuses initiatives de ces dernières années. Les lecteurs qui attendaient avec une certaine impatience à chaque rentrée littéraire la publication d’un nouveau volume des cours de Michel Foucault au Collège de France attendront désormais avec la même fébrilité la sortie en librairie du texte complet de l’un des séminaires ou cours que Derrida a tenus tout au long de sa carrière d’enseignant – en regrettant déjà que la périodicité de leur publication (moins d’un volume par an) laisse peu d’espoir à la plupart d’entre nous de prendre connaissance  un jour de ce corpus dans son intégralité. La publication en 2008 et 2010 du séminaire intitulé La bête et le souverain   a sans doute constitué pour les lecteurs de Derrida une révélation, en ce qu’elle leur a fait découvrir l’ampleur d’une réflexion consacrée à l’animalité dont les textes publiés, jusques et y compris L’animal que donc je suis   , ne donnaient pas une juste idée. Nous serions  tenté de dire, en reprenant une remarque de Gilles Deleuze au sujet de Foucault, que derrière l’œuvre écrite et publiée de Derrida, se trouve toute une œuvre parlée, une parole enseignante, dont la richesse impressionne par ce qu’elle nous apprend sur la puissance de travail de Derrida.   

Le présent volume édite la première des deux années du séminaire consacré à la peine de mort en 1999-2000 et 2000-2001. Présenté intégralement dans le cadre du programme "Philosophie et épistémologie" à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), ce séminaire précède immédiatement celui consacré à "La bête et le souverain", et relève de l’ensemble commencé en 1997-1998 sous le titre "La parjure et le pardon", qui appartient lui-même à un ensemble plus long, "Questions de responsabilité", initié en 1989 et finalisé en 2003 avec la dernière année d’enseignement de Derrida.

Jusqu’à ce jour, il n’était possible de se faire une idée du contenu exact de ce séminaire, qui semble avoir durablement marqué celles et ceux qui y ont participé, qu’au travers, principalement, de ce que Derrida en révélait lui-même dans ses entretiens avec Elisabeth Roudinesco en 2001   . Dans la mesure où la présente publication correspond à celle de la première année de ce séminaire qui aura duré deux ans et se sera développé en vingt-deux séances, il est bien clair qu’elle ne peut suffire à satisfaire la curiosité du lecteur, lequel est invité, ainsi que le disent les éditeurs du volume, "à ne pas arrêter son idée de la peine de mort (ou des peines de mort) selon Derrida tant que le deuxième volume", correspondant à la seconde année du séminaire,"n’est pas paru"   . Sans perdre de vue cet avertissement, est-il néanmoins possible, à l’appui de ce premier volume, de comprendre la nature du projet que poursuivait Derrida ?

La consultation de l’annuaire de l’EHESS livre un résumé bien utile, rédigé par Derrida lui-même, du séminaire de l’année 1999-2000 : "La problématique engagée sous ce titre ("Le parjure et le pardon") au cours des deux années passées nous a conduits à privilégier cette fois la grande question de la peine de mort. C’était nécessaire au moins dans la mesure où la peine dite capitale met en jeu, dans l’imminence d’une sanction irréversible, avec ce qui paraît tenu pour l’impardonnable, les concepts de souveraineté (…), du droit de grâce, etc. Nous avons étudié la peine de mort, de façon au moins préliminaire, aussi bien à partir des grands exemples paradigmatiques (Socrate, Jésus, Hallâj, Jeanne d’Arc) que des textes canoniques de la Bible à Camus ou à Badinter, en passant par Beccaria, Locke, Kant, Hugo, (…), Genet, etc., et surtout des textes juridiques d’après la seconde guerre mondiale. (…) Trois concepts problématiques ont dominé notre questionnement à travers les textes et les exemples étudiés : la souveraineté, l’exception et la cruauté." ?

Parmi les grands exemples paradigmatiques cités, il est en fait surtout question des deux premiers et très peu des deux derniers,  si ce n’est de manière anecdotique. Parmi les textes canoniques mobilisés, ce sont les textes d’hommes de lettres bien plus que les textes philosophiques qui sont examinés : Hugo se taille la part du lion, Genet et Camus sont longuement cités, des textes assez peu connus de Baudelaire et de Blanchot sont lus attentivement. Mais il n’est fait mention de Locke qu’une seule fois et de manière allusive, Platon est évoqué au début du séminaire pour ne plus réapparaître ensuite, le célèbre chapitre V de la seconde partie du Contrat social de Rousseau plaidant en faveur de la peine de mort est (trop) rapidement commenté, et s’il est fait droit aux analyses nietzschéennes de la cruauté en une séance entièrement dédiée à cette tâche   , il faut bien voir que ce détour par Nietzsche a surtout pour but de soumettre la morale kantienne à une critique générale faisant l’économie de tout examen serré des thèses que le "grand Chinois de Königsberg" a avancées pour justifier la peine de mort. En somme, seules les thèses abolitionnistes de Beccaria font réellement l’objet d’une lecture précise et détaillée de la part de Derrida. L’absence de toute confrontation sérieuse avec Kant constitue le principal motif de la déception ou de la frustration que les lecteurs éprouveront sans doute en découvrant ce premier volume du séminaire : nul doute que le second volume sera le théâtre de cette confrontation tant attendue et nécessaire.

Car il nous paraît assez manifeste que tout le propos de Derrida, sur le thème de la peine de mort, tourne autour de Kant. Entre tous les partisans de la peine de mort, Kant, comme le reconnaît Derrida, est le plus "rigoureux", celui qui a su le mieux montrer les failles de l’argumentaire abolitionniste, il est celui qui se dresse sur le chemin de tout discours abolitionniste tel que celui que cherche précisément à élaborer Derrida. Kant est l’interlocuteur par excellence parce que "tant qu’on n’aura pas déconstruit (…) un discours de type kantien (…) qui prétend justifier la peine de mort de façon principielle, sans référence à la moindre utilité, on s’en tiendra à un discours abolitionniste précaire, limité, conditionné par les données empiriques, et, par essence, provisoire"   .

La toute première phrase de la première séance du séminaire peut être lue comme une allusion assez transparente à Kant : "Que répondre à quelqu’un qui viendrait vous dire, à l’aube : ‘Vous savez, la peine de mort est le propre de l’homme’ ?"   . Pourquoi la peine de mort serait-elle le propre de l’homme ? Parce que la peine de mort se distingue du meurtre ou de l’assassinat "en ce qu’elle traite le condamné  en sujet de droit, en sujet de la loi, en être humain, avec la dignité que cela continue de supposer"   . L’accès à la peine de mort est un accès à la dignité de la raison humaine, et à la dignité d’un homme qui, à la différence des bêtes, est un sujet de la loi qui s’élève au-dessus de la vie naturelle. La logique d’un tel raisonnement se retrouve sous la plume de plusieurs philosophes (Hegel par exemple) jusque chez Kant – mais chez Kant par excellence, et c’est pourquoi la confrontation avec ce dernier est proprement incontournable.

La façon même dont la problématique centrale du séminaire est mise en place indique assez nettement le lien qui existe dans l’esprit de Derrida entre le thème de la peine de mort et le thème de l’animalité auquel il consacrera le dernier séminaire de sa carrière d’enseignant : en effet, il en va ici et là fondamentalement d’une déconstruction du propre de l’homme. Au détour de la première séance du 8 décembre 1999, Derrida en fait l’aveu, en livrant ainsi, nous semble-t-il, l’un des fils conducteurs de la réflexion qu’il s’apprête à développer : "La déconstruction", déclare-t-il, "est peut-être toujours, ultimement, à travers la déconstruction du carno-phallogocentrisme, la déconstruction de cet échafaudage historique de la peine de mort, de l’histoire de cet échafaud ou de l’histoire comme échafaudage de cet échafaud. La déconstruction (…) est peut-être (…) la déconstruction de la peine de mort, de l’échafaudage logocentrique, logo-nomocentrique, dans laquelle la peine de mort est inscrite ou prescrite"   . ?

Sans prétendre réduire tout le séminaire à la seule question de l’animalité, il nous paraît toutefois que c’est elle qui structure en profondeur et oriente le déroulement de nombreuses séances, permettant par là même au lecteur de percevoir la cohérence d’un propos qui s’organise de manière bien plus méthodique qu’il ne pourrait sembler. C’est ainsi parce qu’il en va de la déconstruction du propre de l’homme qu’il importe de déconstruire la distinction sur laquelle repose le discours militant en faveur de la peine de mort entre diverses manières de mourir – celle propre à l’homme, et celle propre à l’animal. C’est parce qu’il en va de la déconstruction du propre de l’homme qu’il importe de déconstruire le discours abolitionniste qui fait valoir le principe de l’inviolabilité de la vie humaine – de la vie humaine, et non pas du vivant en général, la frontière passant non pas entre la vie et son contraire, mais entre la vie humaine et son autre. C’est parce qu’il en va de la déconstruction du propre de l’homme qu’il importe de déconstruire le thème décisif du sacrifice – dans la mesure où le philosophème classique de toutes les grandes philosophies du droit favorables à la peine de mort est qu'un droit qui renoncerait à inscrire en lui la peine de mort ne serait pas un droit, ne serait pas un droit humain, ne serait pas un droit digne de la dignité humaine, l’idée même de droit impliquant que quelque chose vaut plus que la vie, que la vie doit ne pas être sacrée comme telle, qu’elle doit pouvoir être sacrifiée.

Une fois encore, en l’état, le premier volume du séminaire, aussi riche qu’il puisse être, ne fournit pas assez d’éléments pour comprendre de quelle manière Derrida entend déconstruire un tel discours. Paradoxalement, c’est peut-être le discours abolitionniste qui souffre le plus de sa critique déconstructrice, ainsi que Derrida semble le reconnaître bien malgré lui, et en dépit de toutes les sympathies qu’il a pour la cause abolitionniste. Mais c’est que l’abolition universelle de la peine de mort que Derrida appelle de ses vœux est elle aussi toute paradoxale. En effet, dans les dernières minutes de l’ultime séance de son séminaire, Derrida déclare de manière assez mystérieuse (mais précieuse à nos yeux en ce qu’elle fait explicitement le lien entre l’abolition de la peine de mort et l’abolition de toute alimentation carnée) que "sans savoir où va ce séminaire, on peut présumer qu’il sera toujours aussi vain de conclure de l’abolition universelle de la peine de mort, si elle advient un jour, à la fin effective de toute peine de mort, aussi vain que de croire que le végétarien s’abstient effectivement de manger, réellement ou symboliquement, de la chair vivante, voire de participer à tout cannibalisme"   . Et de poursuivre : "Le cannibalisme et la nourriture carnivore survivront toujours à la fin littérale des sacrifices humains ou au végétarisme, comme le crime et comme la peine de mort survivront toujours à la suppression de la peine de mort. (…) N’ayons aucune illusion à ce sujet, même quand elle sera abolie, la peine de mort survivra, elle aura d’autres vies devant elle, et d’autres vies à se mettre sous la dent"